Nous avons le plaisir d’ouvrir nos colonnes à des historien.ne.s ou des rédacteur.trice.s extérieurs à notre équipe. Ce mois-ci, Michèle Dassas nous donne un avant-goût de son dernier roman, A la lumière de Renoir*, tout juste publié chez Ramsay.
En 1893, Jeanne Baudot, jeune fille de seize ans, demeure chez ses parents au n° 50 de la rue Taitbout au pied de la butte Montmartre. Son père, Émile Baudot, médecin-chef de la Compagnie des chemins de fer de l’ouest, compte Pierre-Auguste Renoir parmi ses patients. Quel hasard a déterminé leur rencontre ? Nous l’ignorons. Quant à sa mère, Hortense, c’est une femme de goût, ouverte à tous les arts : musique, peinture, littérature, sans toutefois n’en pratiquer aucun.
Jeanne est, depuis toujours, passionnée de peinture. Elle prend régulièrement des cours avec Jean-Baptiste Callot, le père des fameuses sœurs Callot, qui connaîtront la gloire dans le domaine de la couture. L’enseignement de ce dernier lui semble, par certains aspects, un peu trop classique. Elle aspire à une approche différente, plus moderne. La jeune fille voue, en effet, une grande admiration aux impressionnistes et en particulier à Renoir, dont elle entend souvent parler, aussi aimerait-elle obtenir le sentiment du maître sur ses productions et, si possible, des conseils ! Leur statut d’avant-gardistes, opposants au classicisme académique ne peut que séduire l’adolescente, un peu rebelle qu’elle est, décidée à tout, même à « devenir un paria pour suivre sa voie ».
Cependant, Jeanne, choyée et aimante, ne renie aucunement son statut de jeune bourgeoise, coquette, respectueuse des codes établis et de l’autorité parentale. Elle désire simplement arrêter ses études pour se consacrer pleinement à son art, mais comment convaincre ses chers parents qui nourrissent d’autres ambitions plus « conformistes » pour leur fille ?
L’occasion de rencontrer le grand peintre
Le collectionneur, Paul Gallimard, devenu son cousin par alliance depuis le mariage de sa sœur aînée, Berthe, va jouer le rôle d’entremetteur. Grâce à lui, elle va enfin pouvoir rencontrer Renoir qui descend, un beau jour, de Montmartre tout exprès pour donner son avis. Le peintre lui fait alors un compliment décisif sur l’une de ses récentes productions : « Vous travaillerez longtemps, avant de faire une autre toile comme celle-ci », lui dit-il. Imaginez le bonheur de la jeune fille !
Après cette reconnaissance du talent de leur progéniture, M. et Mme Baudot cèdent et autorisent Jeanne à suivre son destin d’artiste.
Toujours chaleureusement reçu, Renoir prend rapidement l’habitude de s’inviter au 50 rue Taitbout, afin d’examiner les nouveautés de son élève. Il l’emmène souvent au Louvre. C’est d’ailleurs, devant les grands peintres qu’il lui conseille de poser son chevalet.
Ils vont devenir de grands amis, des complices, des confidents. Ils peignent côte à côte, dans l’atelier du peintre, dans celui de Jeanne ou bien à l’extérieur, dans la campagne, à Louveciennes, dans le Midi ou ailleurs, devisant gaiement. Il lui donne des conseils, lui fait part de ses soucis, comme celui que lui causent ses pourparlers avec les représentants de l’État pour leur faire accepter les toiles léguées par Gustave Caillebotte.
Quand Jeanne l’aperçoit, descendant la Butte, coiffé de son haut de forme, l’air sombre, elle devine qu’il se rend plaider en faveur du legs Caillebotte. Au retour, il s’arrête rue Taitbout et se confie : « Comment peut-on refuser un don ? D’une valeur de 400 000 francs, de surcroît, vous rendez-vous compte ? »
Le baptême de Jean Renoir à Montmartre
Aline Charigot, l’épouse du maître, aimerait bien favoriser le mariage de Jeanne avec Georges Durand-Ruel, l’un des fils du célèbre galeriste. D’où le projet de prendre Jeanne comme marraine et Georges comme parrain pour le baptême du petit Jean, prévu, fin avril 1896, à Saint-Pierre de Montmartre. Jeanne Baudot et Georges Durand-Ruel ont accepté, touchés par un tel témoignage de considération et d’amitié. Jeanne se réjouit d’une belle journée de fête. Une occasion d’étrenner une nouvelle toilette, ce qui n’est pas pour lui déplaire ! Et quelle chance en ce grand jour. Le temps est magnifique !
Les Renoir ont bien fait les choses : après la cérémonie, les invités seront conviés dans le maquis du château des Brouillards, où les tables ont été dressées, Gabrielle, la nounou de Jean, étant chargée de tirer le Frontignan du tonneau que Renoir a fait venir exprès et de le distribuer aux amateurs. On sait qu’il y aura du vol-au-vent de chez Bourbonneux et de la brioche de chez Mangin que les initiés proclament comme étant les seules brioches de Paris !
Tout augure d’une belle cérémonie. Les dames arborent leurs plus belles toilettes. Les messieurs ont revêtu jaquette noire et chapeaux hauts-de-forme, les demoiselles Hugues portent sur la tête une immense corbeille couverte d’oiseaux empaillés et de fleurs aux pétales de soie. « Comment font-elles pour ne pas crouler sous le poids ? » s’interroge Renoir.
Faivre et Lestringuez ajoutent des notes de couleurs avec leurs gilets écossais, les femmes et les jeunes filles ont choisi des robes claires et des ombrelles de dentelle pour se protéger des rayons ardents. Eugène, le cousin de Renoir, a endossé sa tunique d’infanterie coloniale, bardée de médailles. Il y a aussi un prêtre, l’abbé Caillebotte, frère de Martial et du regretté Gustave. Les gens du maquis et les commerçants du quartier sont venus en nombre et se pressent à l’entrée de l’église pour admirer tous ces bourgeois endimanchés.
Une fois la cérémonie terminée, Jeanne et son « compère » prennent place à la table d’honneur où président Renoir et son épouse Aline. Le Muscat de Frontignan et le vin d’Essoyes tournent rapidement les têtes et favorisent une gaieté tapageuse. Les conversations vont bon train. Certains messieurs tentent quelques grivoiseries, vite interrompues par Renoir, qui désire épargner les chastes oreilles des demoiselles. Faivre, gratifié d’un grand coup de pied sous la table, en fait d’ailleurs les frais !
Après le dessert, les convives se répandent sous les ombrages. Georges et Jeanne vont admirer une chèvre qu’un certain Griès, habitant du maquis, coiffé d’une casquette en peau de lapin, vient d’acheter. Georges lui donne du feuillage à brouter et les deux jeunes gens rient de bon cœur en voyant l’animal engloutir les végétaux qu’on lui distribue. Et si Georges et Jeanne échangent un amical baiser sur la joue, en prenant congé l’un de l’autre, leur relation n’ira pas plus loin…
Cure de repos au château des Brouillards
Grâce aux leçons du maître, Jeanne progresse. Elle peint dans sa chambre de bonne transformée en atelier et y fait venir des modèles qu’elle loue pour la plupart dans le quartier de Montmartre, des gavroches délurées prêtes à se mettre nues pour quelques sous, pour un chapeau, un nouveau jupon.
Mais Jeanne travaille trop, elle se surmène et fait un malaise, lors d’une réception. Il lui faut un changement d’air, décrète le Dr Baudot. Renoir qui doit s’absenter une quinzaine de jours, lui propose de venir respirer l’air pur chargé des senteurs de lilas du haut de la Butte. C’est ainsi que Jeanne se voit conviée à séjourner au château des Brouillards, au n° 13 de la rue Girardon : l’atelier privatif du maître, le musée où il entrepose ses plus belles créations.
Elle s’empare des clefs avec enthousiasme sans songer à la responsabilité qui va lui incomber. De quelle insouciance est-on doté à seize ans !
Le château des Brouillards est, en réalité, une grosse maison bourgeoise au milieu d’un grand parc où sont disséminés différents pavillons. La famille Renoir habite le n°6. Jeanne, accompagnée de sa mère et de sa bonne, Catherine, toutes trois chargées de sacs, se présentent devant la grille. Elles s’arrêtent quelques instants à l’entrée, posant leurs paquets sur les gros pavés, afin de reprendre leur souffle après l’épuisante montée. Jeanne est ravie de vivre quelques jours dans l’antre du maître.
De temps à autre, Jeanne s’échappe du château pour faire un tour sur la Butte. Elle arpente les ruelles sinueuses, emprunte la rue Cortot, longe les vignes et pousse jusqu’au Lapin Agile. Elle sait que c’est le fief de Bruant qui aime choquer les bourgeois par ses chansons osées. Des poètes et des caricaturistes hantent le cabaret. On y boit de l’absinthe.
Puis, elle retourne sagement devant son chevalet, rêvant au Paris nocturne, à ce monde de débauche et d’interdits, dont elle a aperçu le théâtre, en plein jour.
A Montmartre, la fête bat son plein
Les parents de Jeanne ont accepté de lui louer un atelier situé au n° 65 de la rue Lepic, plus spacieux que sa chambre de bonne. En prenant possession des lieux, Jeanne s’émerveille. Que de clarté au troisième étage de ce pavillon ! Et quelle vue ! À l’est, le moulin de la Galette déploie ses ailes ; à l’ouest, on domine toute la plaine jusqu’à Saint-Germain ; sous sa fenêtre, le jardin de Léandre, dont le singe gambade et grimpe aux arbres, lui offre un petit coin de campagne.
Pour se rapprocher du nouvel atelier de Renoir, Jeanne va déménager le sien dans un local situé rue Constance. Renoir, Abel Faivre, Jacques Drogue, les petites Manet (Julie, la fille de Berthe Morisot et ses cousines Jeannie et Paule Gobillard), ainsi que Jeanne Clément, sa cousine, ont préparé une surprise à notre Jeanne. La soirée est très joyeuse. Entre rires, chansons et danses, la crémaillère est bien pendue !
On finit par se rallier à la proposition des deux Jeanne, infatigables, qui veulent absolument aller à la foire de Montmartre. En chemin vers la Butte, la troupe s’arrête sous la fenêtre de Renoir, rentré chez lui, et lui offre une sérénade.
A Montmartre, la fête bat son plein. Ici, le repos n’existe pas. Des femmes de petite vertu, des aristocrates, des bourgeois en voyage d’affaires, se pressent sur la place des distractions tapageuses à quelques pas de lieux de débauche. La nuit préserve l’anonymat et excuse toutes les excentricités.
Quel tintamarre ! Un manège de petits cochons tournoie à grande vitesse. Dès qu’il s’arrête, la troupe l’investit et se laisse emporter dans le tourbillon. On s’amuse follement à se passer un mouchoir de monture en monture. Prenant des risques, on se penche vers le voisin, tenant la bride d’une seule main, jouant à l’acrobate sous le regard des chaperons : le Dr Baudot, le Général et Mme Clément.
Une vie consacrée à la peinture
Après la mort de Pierre-Auguste Renoir en 1919, Jeanne Baudot continue sa route, seule, mais respectueuse des enseignements du maître, cherchant toujours à atteindre la « beauté pure », son leitmotiv. Elle participe régulièrement au Salon des Tuileries au printemps et au Salon d’automne. L’État lui achète une toile (un paysage de neige), une reconnaissance qui constitue une consécration pour l’artiste.
« Grâce à la peinture, j’ai éprouvé des émotions et des joies esthétiques qui m’immunisèrent contre tant d’atteintes terrestres », dira-t-elle dans ses souvenirs. Elle s’éteint en 1957 à Louveciennes, mais c’est dans le vieux cimetière de Montmartre, près de ses parents, qu’elle a choisi de vivre son repos éternel.
Photo : C.C.