Le cabaret a toujours été une histoire d’hommes pour les hommes. Pour que les femmes y jouent un autre rôle que dévêtues et objets de plaisir, il a fallu attendre Lulu de Montparnasse dans les années 20 et, au milieu des années 30 à Pigalle, Madame Moune. Des cabarets ouvertement lesbiens.
A partir de la IIIe République, à l’initiative de quelques personnalités, comme Rodolphe Salis, fondateur du Chat noir, on voit éclore à Paris, en particulier à Montmartre, des cabarets littéraires qui présentent des performances artistiques, des expositions d’art et qui sont aussi des lieux de rencontre et de consommation. Contrairement aux cafés-concerts qui sont conçus comme des salles de spectacle – l’Élysée Montmartre, par exemple –, les cabarets offrent tout à la fois à leurs clients une meilleure intimité à l’intérieur – le public faisant partie de la représentation – et une ouverture plus grande sur l’extérieur. Les artistes s’en vont parfois rameuter des clients place Pigalle. Comme l’écrit Louis Chevalier dans Montmartre du plaisir et du crime, publié en 1980 : « Quinze années après la fin de la Commune de Paris et ce qu’elle engendre d’interdits, de contrôles et de censure, les artistes entendent jouer de l’espace public comme d’une arène et utiliser les potentialités d’affichage de la ville en expansion ainsi que de l’explosion de la presse à des fins de subversion. » Dans ces cabarets se retrouvent les membres d’une élite artistique et littéraire : des peintres (Lautrec, Picasso ou Van Gogh), des poètes de la bohème, des musiciens. Lieux de sociabilité et de culture d’avant-garde, ils peuvent aussi être orientés vers le plaisir, comme le cabaret bien connu le Ciel et l’Enfer, situé au 53 boulevard de Clichy, où les déguisements étaient de mise (voir notre numéro 329).
Le lesbianisme est privé
Ce plaisir exposé, quasiment public, est réservé aux hommes. C’est ailleurs que l’on s’initie, selon les mots de Maurice Delsol, « aux petits mystères de ces temples profanes, dont les “vestales” entretiennent le feu sacré de l’amour par des pratiques tenues si en honneur autrefois à Cythère et à Lesbos ». Le lesbianisme est privé. On s’échange les bonnes adresses grâce à des bonnes feuilles qui circulent sous le manteau. Les commentaires ne sont pas exempts de machisme. Exemple : « La propriétaire est le type rêvé de la lesbienne vieillie à la tâche ; massive, haute de taille, les traits hommasses, les cheveux courts, une cigarette aux lèvres, elle va et vient dans sa brasserie […]. Cette brasserie est le rendez-vous de toutes les lesbiennes des environs, et elles sont nombreuses à envahir la maison qui devient trop petite pour contenir toutes les amies de la patronne les jours de vadrouille – le rêve du poète, quoi ! »
Depuis Montmartre, les places Pigalle et Clichy jusqu’aux rues autour de la gare Saint-Lazare sont un haut-lieu de la prostitution. L’écrivain Jean Lorrain dessine une carte des lieux de plaisir qui inclut l’Éros androgyne. Son confrère Raoul Ponchon chante en 1889 La Sublime Lesbos dans un périmètre qui s’étend plus précisément de Pigalle à la butte Montmartre. C’est en effet dans ce quartier, à la vie nocturne trépidante et ouverte à toutes les catégories sociales, que s’esquisse puis se construit, à la fin du XIXe siècle, une véritable sociabilité lesbienne. Mais c’est seulement dans les années 1920 que se créeront des lieux plus particulièrement dédiés aux femmes.
Django Reinhardt et Suzy Solidor
Dans le quartier de Montmartre, des brasseries et des music-halls reçoivent une clientèle féminine. Cependant, ces « bars à femmes » ne sont en réalité que des établissements où l’on consomme et, le cas échéant, fait des rencontres. Il faut attendre 1936, pour que Monique Carton, dite Monique Moune, née à Amiens au début du XXe siècle, fonde un club rue Florentine qu’elle appelle Le Fétiche. À ce moment, Pigalle a déjà connu une transformation importante. Les truands de Paris y trouvent un terrain favorable à leurs entreprises, notamment dans des cafés comme La Nouvelle Athènes ou Le Petit Maxim’s. Les souteneurs sont à la recherche de femmes pour en faire des prostituées qui finiront dans des bordels. Les règlements de compte sont monnaie courante, souvent entre Corses et continentaux. Le Fétiche proposait des soirées dansantes et des cabarets avec des strip-teaseuses le samedi soir et des « thés dansants » le dimanche après-midi (le tango était alors une danse populaire). Parmi les artistes figuraient des magiciens, un orchestre de femmes, des danseurs/euses et des ventriloques. Deux chanteuses y occupaient une place particulière : Suzy Solidor, au faîte de sa gloire, et la jeune Édith Piaf qui sera l’interprète inoubliable de Elle fréquentait la rue Pigalle. Ainsi qu’un musicien de jazz aux doigts magiques et au style inimitable, Django Reinhardt, qui venait de créer avec Stéphane Grappelli le quintette du Hot Club de France et d’engager un accompagnateur du nom de Henri Salvador qui donnait des frissons à de jeunes admiratrices. D’ailleurs, Django et sa seconde épouse, Sophie Ziegler, s’installeront à la fin de la Deuxième Guerre mondiale au numéro 6 de l’avenue Frochot et de leur union naîtra, le 8 juin 1944, un fils nommé Babik qui recevra en cadeau pour ses trois ans... une guitare !
Des garçonnes portant tailleur cravate
L’occupation allemande ne mettra pas en veilleuse l’activité des cabarets. Au contraire. Les officiers allemands remplacent les habitués. L’Abbaye de Thélème, place Pigalle, cabaret de nus, est le repaire chic des auxiliaires français de la Gestapo. Au 54 de la rue Pigalle, À l’heure bleue, ancêtre de chez Moune, la pègre continue de faire la fête et de réaliser des trafics en tout genre. À la fin de la guerre, Pierre Loutrel, alias Pierrot le Fou, retrouve Jo Attia et fonde avec lui le fameux gang des tractions avant. Grâce à des Citroën 15-6, plus puissantes que les voitures de police, ils enchaînent les braquages sans être inquiétés. Quoique de tempérament et de convictions opposés (Loutrel fut collaborateur et faillit tuer Martine Carol ; Attia fut anti nazi et évita la mort à l’actrice), les deux hommes se respectent et sont réunis dans le crime organisé. C’est précisément au 54 de la rue Pigalle que va s’établir Monique Carton dans les années 50. Façade style Art déco et enseigne dorée tout en arabesques sont la marque du nouvel établissement. La clientèle est exclusivement féminine, enfin presque. Quelques hommes triés sur le volet sont bien utiles pour convaincre la police, lors de ses descentes, que le lieu n’est pas le temple du lesbianisme – réprimé à l’époque, comme l’homosexualité en général. Se côtoient dans une petite salle au sous-sol, au bar ou sur la piste de danse, les garçonnes portant tailleur cravate, signe d’indépendance et de modernité, et des femmes en robe de soirée. Christine Bard écrit dans le Dictionnaire des culture gaies et lesbiennes que « le travestissement, plus ou moins appuyé, en homme est une manière de se libérer d’un déterminisme social et sexuel qui réduit encore les femmes à des êtres entretenus, doux, passifs et exclusivement tournés vers la procréation. L’époque construit sa modernité sur la dépouille des vieux règlements : le port des vêtement masculins est interdit aux femmes par la préfecture de police de Paris depuis 1800. Déroger à la règle donne le frisson de la transgression. La sulfureuse garçonne flirte avec les tabous, elle se maquille et fume en public, comme les prostituées. »
Le retour du velours rouge
Madame Moune est la maîtresse du lieu. Femme d’une forte personnalité, à la réputation de rigueur et de rudesse, elle est néanmoins toujours attentionnée. Une rare photo la montre en costume trois pièces, cravate et pochette. Elle a les cheveux courts, tirés en arrière, légèrement frisés. Elle fume, assise à une table, devant une coupe de champagne, entourée de ses « mounettes » habillées dans la même tenue. Sans jamais renoncer à sa prestance, il lui arrive de danser avec certaines de ses clientes. Un témoin de ces années raconte qu’avec sa voix grave et une ample gestuelle, « elle ressemblait parfois à un avocat dans la nuit plaidant avec des effets de manche ». Un musicien talentueux, Roger Doucet, a accompagné, entre 1956 et 1962, les soirées de Moune. Il jouait aussi bien de l’accordéon que du bandonéon et de la contrebasse. Il était accompagné du batteur Michel Gaffier, du saxophoniste et violoniste Paul Baillon, dont la maigreur était le sujet d’anecdotes pas toujours bienveillantes, et de l’organiste et joueur d’ondionile (l’ancêtre du synthétiseur) le Grec René Lorthios. Des vedettes de la chanson, comme Nicoletta et Chantal Goya, s’y produisirent aussi. La vérité impose de dire que Chez Moune, comme le Fétiche auparavant, ne fut pas seulement ouvert à des femmes en quête d’amitiés féminines. On y toléra des relations tarifées, parfois avec des hommes dont la présence était seulement admise pour éviter des poursuites judiciaires, mais aussi pour satisfaire leur goût du voyeurisme.
Monique Moune est morte, en 1986, à 82 ans et, jusqu’à sa disparition elle resta la gardienne du lieu et de ses traditions. À la suite d’un déclin continu et même d’une fermeture, le club a enfin rouvert ses portes en 2023, après quelques péripéties dues aux mesures contraignantes consécutives au Covid. C’est l’architecte Jessica Mille qui a réalisé le décor. Du velours rouge recouvre les murs. Et sous des néons fripons, le bar propose des cocktails évocateurs, le « Cara » (pour Cara Delevingne) ou le « Emmanuelle » (pour Sylvia Kristel). À chacune, chacun (puisque le lieu est désormais mixte) d’expérimenter, si tel est son désir bien sûr.
Photo : D.R.