Le père de Roger, déjà, était né au 13 rue des Amiraux. Avec son épouse ils en sont sûrement les plus anciens résidents. Et pourquoi ne continueraient ils pas d’y couler des jours heureux ?
« Je ne peux que l’aimer, parce que j’y suis né et que j’y ai toujours habité ! » répond Roger Dufreney, 91 ans, lorsqu’on lui demande s’il y a des choses qu’il n’apprécie pas dans le 18e arrondissement d’aujourd’hui. En effet, l’ancien télégraphiste vit avec sa femme Bernadette dans l’appartement, situé au 13 rue des Amiraux, où il est né le 14 avril 1931. « A cette époque, les femmes accouchaient chez elles et non à l’hôpital », explique Bernadette. Leur logement de 100 m2 avec la terrasse est au cinquième étage de la fameuse HBM Art déco, construite par l’architecte Henri Sauvage entre 1913 et 1927. Facteur et mère au foyer, les parents de Roger ont fait partie des premiers locataires de l’immeuble. Roger est le benjamin d’une fratrie de six enfants. Son père était, lui aussi, un enfant du 18e.
« Qu’est-ce que tu veux faire maintenant ? »
Petit, il habitait la rue du Roi-d’Alger et était scolarisé au 7 rue Championnet « tout comme mes deux fils et moi, d’ailleurs », précise Roger, « mais je n’étais pas spécialement un bon élève ». En 1944, l’école Championnet est bombardée. Roger interrompt quelques mois sa scolarité puis la reprend à partir d’octobre 1945 jusqu’au certificat d’études. « Et, attention, je l’ai obtenu », déclare-t-il, pas peu fier. Toutefois, comme l’école n’est pas vraiment sa tasse de thé, son père lui demande rapidement : « Qu’est-ce que tu veux faire maintenant ? Je peux te faire rentrer à la banque, à la Sécurité sociale ou comme télégraphiste aux PTT, mais tu devras faire du vélo ! » Comme Roger a envie de faire du vélo, il choisit les PTT. Avant d’entrer à la Poste, les nouvelles recrues doivent prêter le serment de remplir leurs fonctions « avec conscience, honnêteté et probité » et de respecter « le secret des correspondances et des informations concernant la vie privée d’autrui ». Alors, Roger se rappelle, avec émotion et honneur, s’être exécuté trois fois, à quinze ans : devant le directeur de la Poste, devant le juge d’instance à la mairie du 18e et enfin devant le commissaire du 18e.
Porteur de télégrammes
Roger commence sa carrière de télégraphiste au bureau de poste de l’avenue Wagram dans le 17e. « Quand on arrive, on vous donne une sacoche, on vous met une casquette, une chemise blanche, une cravate noire et hop sur le vélo ! » se souvient-il. Il est chargé d’apporter les télégrammes à chaque destinataire. « Et en main propre. Chaque télégramme devait être signé par l’usager concerné. C’est ce que j’expliquais aux domestiques qui m’ouvraient la porte et qui essayaient de faire de la résistance », ajoute-t-il. Grâce à son travail, il rencontre toutes sortes de gens, aussi bien des célébrités que des concierges avec lesquelles il adore discuter. « La seule chose que je n’aimais pas dans ce boulot de messager, c’était qu’il fallait prendre l’escalier de service car on n’avait pas le droit à l’ascenseur. » A 21 ans, sursitaire, il exécute dix-huit mois de service militaire : six mois de classe à Laval puis douze mois au Mont-Valérien en tant que radiotélégraphiste. Il part ensuite six mois en Algérie. En 1962, il rencontre à la poste du boulevard Rochechouart une guichetière d’origine picarde, née en 1937, qui se prénomme Bernadette. « Le coup de foudre, cela faisait des étincelles, elle était mignonne comme tout, vraiment classe, jamais le même tailleur, le même corsage ou le même chignon, elle sentait si bon la framboise qu’un jour, sa framboise, je la lui ai mangée », se remémore Roger. Ils se marient en 1964 et auront deux fils. Il devient ensuite releveur de boîtes aux lettres, à pied et à bicyclette. Le défaut principal de Roger, selon sa femme : « Soupe au lait, mais quand on est amoureux on ne voit pas les défauts, on accepte tout. »
En général, ça s’est toujours bien passé
Comment perçoivent-ils, au fil du temps, l’évolution de l’arrondissement ? Le couple déplore la disparition progressive des commerces de proximité de la rue Boinod et des cinémas de quartier qui égayaient leurs soirées tout en renforçant la vie sociale. « Tout près de chez nous, il y avait trois cinémas, l’Ornano 43, l’Ornano Palace, le Fantasio. On y retrouvait l’immeuble entier ! » se souvient Roger.
Cependant, ce qui a surtout dérangé le couple, c’est le trafic de drogue qui s’est tenu tout près de chez eux pendant des années. « Il y avait des drogués dans l’immeuble, des seringues dans la cave, dans le vide-ordures, on avait la trouille », dit Roger. « Au bout de notre rue, il y avait une cabine téléphonique qui était le point de rencontre des drogués et des dealers. Mais la construction des immeubles de la rue des Poissonniers a permis d’assainir le quartier en renouvelant la population », se réjouit Bernadette.
« Contrairement à ce que l’on pourrait croire, poursuit Roger, ce n’est pas d’aujourd’hui que le 18e est une terre avec une population aux origines diverses et, en général, ça s’est toujours bien passé. D’ailleurs, à six ans, j’étais amoureux d’une de mes voisines, Yolande, une Antillaise... T’as eu chaud, hein ? » demande Roger, un brin provocateur à sa femme. « Je ne suis pas jalouse », répond-elle du tac au tac.
Roger connaît son heure de gloire, en 2011, lorsqu’il apparaît dans un reportage de l’émission de France 3 Des racines et des ailes consacrée à leur immeuble classé (depuis 1991) aux Monuments historiques. « Et, d’ailleurs, c’est parce qu’il est classé, qu’on n’a pas pu devenir propriétaires », regrette Bernadette.
Début 2020, Roger a contracté la Covid. Depuis, il a définitivement perdu l’odorat et sa vue baisse au point qu’il ne peut presque plus lire. Néanmoins, le couple est très heureux de vieillir « ensemble et… avec toute notre tête », même s’ils voient partir un à un leurs amis et connaissances. Comme récemment leur voisin du troisième étage qui, juste avant de mourir à l’hôpital, a dit à sa femme : « Tu diras bien le bonjour au monsieur du cinquième ! » Roger conclut, philosophe : « De toute façon, avoir la chance de vieillir, c’est aussi voir mourir les autres. »
Photo : Jean-Claude N’Diaye