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mai 2022 / Histoire

De la Belle Époque aux Années Folles

par Dominique Delpirou

Une prochaine fin de semaine peut être l’occasion de s’exercer à la flânerie en partant à la rencontre dans le 18e de témoignages intéressants d’un passé pas si lointain, ceux de l’Art nouveau et de l’Art déco. Mais encore faut-il savoir distinguer ces différents mouvements artistiques.

Attention, le « flâneur » n’est pas un promeneur oisif, un badaud désœuvré, mais un observateur aiguisé qui, dans son trajet, examine dans leurs détails les différentes strates de l’espace urbain, les gens, les objets, les lieux et les évènements qui l’ont façonné au cours du temps. Charles Baudelaire et Walter Benjamin en ont fait une figure paradoxale de la modernité.

L’Art nouveau est un courant artistique européen né, à la fin du XIXe siècle, du mouvement Arts & Crafts, dont le britannique William Morris (1834-1896) fut le plus éminent représentant. Il trouve aussi ses sources dans le symbolisme et le style japonisant qui lui est parfois associé. C’est l’art de la Belle Époque, la période qui précède la Grande Guerre, une période de bouleversements techniques et industriels. Son nom français vient de la Maison de l’Art nouveau, galerie ouverte par le marchand d’art Siegfried Bing (1838-1905) à Paris en 1895. Il entend réintroduire la nature dans un monde industriel. Aux traits abrupts des machines en métal, aux lignes droites, à la monochromie, les artistes préfèrent les courbes, les arabesques, la polychromie, l’asymétrie. Leurs motifs préférés sont les animaux, les oiseaux ou des insectes, des figures mythologiques, des plantes, des feuilles, des motifs orientaux, comme les feuilles de palmier ou le papyrus. Ils utilisent le verre, la pierre, mais aussi des matériaux modernes, comme le chrome ou l’acier inoxydable. Les couleurs prédominantes sont les pastels. Contre l’académisme, l’Art nouveau veut habiter tous les objets. Il défend l’artisanat contre la production industrielle, et remet au goût du jour la tapisserie. Sa diffusion dans toute l’Europe et même dans le monde connaît son acmé lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris. Celle-ci réunit un nombre inégalé d’artistes de tous les pays et présente des œuvres remarquables qui suscitent enthousiasme ou méfiance, voire le rejet.

Bow-windows et toitures-terrasses

On trouve dans notre arrondissement de magnifiques exemples de ce style. L’immeuble du 7bis rue Damrémont présente une porte de cette période. Le 17 bis de la même artère héberge un immeuble aux courbes caractéristiques de ce courant artistique.

Direction rue de Trétaigne. Au numéro 7 se trouve un immeuble de logements ouvriers, ancêtres des HLM, bâti en 1903 par Henri Sauvage (architecte de la Samaritaine et du 13 rue des Amiraux, entre autres) et Charles Sarazin pour la Société anonyme des logements hygiéniques à bon marché. La structure en béton armé apparent, la façade à bow-windows, le jardin suspendu sur letoit-terrasse, les équipements collectifs intégrés (bibliothèque, salle de conférences, magasin coopératif, restaurant et bains douches) donnent à cet immeuble – précurseur de l’Art déco –un caractère novateur, prototype des logements sociaux réalisés à Paris, au début du XXe siècle, selon les principes esthétiques et hygiénistes du moment.

Le 185 de la rue Belliard est à dix minutes à pied. Cet immeuble de rapport de quatre étages a été construit par Henri Deneux pour son propre usage sur un terrain triangulaire de 82 m2, à l’angle de la rue Belliard et de la rue des Tennis. Il est divisé en appartements avec un toit-terrasse étanche qui pouvait accueillir des plantations. Deneux a repris le ciment armé et les briques enfilées utilisées pour la construction de l’église Saint-Jean-de-Montmartre. La façade est revêtue de carreaux de grès flammés colorés produits par les céramistes Gentil et Bourdet. Des bow-windows permettent l’entrée de la lumière et de l’air dans les appartements. Le tympan de la porte d’entrée est décoré d’un panneau de céramique représentant l’architecte à sa table de travail. Henri Deneux habitait l’étage supérieur de l’immeuble et louait les autres appartements. Le projet a été élaboré à partir de mars 1910 ; la construction a duré d’octobre 1911 à la fin de 1913. Le béton partiellement caché derrière les céramiques reste cependant visible.

Une démolition évitée de justesse

Le bus 85 nous conduit ensuite au pied de la Butte d’où vous rejoindrez la place des Abbesses pour revoir ce que vous avez déjà vu, sans vraiment vous y attarder, une des seules églises parisiennes Art nouveau : Saint-Jean-de-Montmartre.

Oeuvre de l’architecte Anatole de Baudot, elle a été édifiée entre 1894 et 1904 en utilisant la technique nouvelle du ciment armé. Elle échappe aux fantaisies habituelles de l’Art nouveau et témoigne d’une certaine architecture conventionnelle qui respecte avant tout les symétries. Seuls le porche central agrémenté de sculptures et la façade ornée de perles de grès de différentes couleurs contrastent avec le caractère traditionnel du bâtiment et rappellent le goût de l’Art nouveau pour l’originalité. L’intérieur que l’on visite rarement est décoré de huit belles peintures murales, signées des deux artistes Thierry et Plauzeau et possède une verrière magnifique. Aux quatre grands vitraux (notamment La Crucifixion, La Multiplication des pains et La Femme adultère) s’ajoutent les représentations de deux des quatre cavaliers de l’Apocalypse de Saint Jean et quarante-huit vitraux triangulaires représentant les litanies de la Vierge. Détail cocasse, l’église fut construite sans autorisation, par la seule volonté de son abbé qui réussit à recueillir les fonds. Les travaux furent arrêtés par l’administration hostile à l’utilisation du ciment armé pour la construction d’une église. Mais la démolition fut évitée de justesse grâce à l’entregent de l’abbé de la paroisse.

Retour à la raison, à la géométrie et à la symétrie

Car bientôt les « excès » de l’Art nouveau furent rejetés par nombre d’architectes, et un autre style s’imposa : l’Art déco. Ce mouvement a acquis ses titres de noblesse lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes organisée à Paris d’avril à octobre 1925. Contrairement à l’Art nouveau, il célèbre le progrès et accepte l’âge moderne et l’industrialisation. Il prône un retour à la raison, à la géométrie et à la symétrie. Les bâtiments Art déco sont souvent en béton armé et en brique. Ils possèdent de nombreuses fenêtres, parfois aussi des bow-windows. La pureté des lignes, la simplification des formes, la blancheur des façades se substituent à l’exubérance des motifs et à la prodigalité des courbes. Certains architectes, tel Adolphe Loos, refusent même toute idée d’ornementation.

Le style Art déco se définit par quelques principes simples. Les ouvertures sont en hauteur, les combles pentus et dotés de lucarnes, les toits recouverts de tuiles, de zinc ou d’ardoises, les façades rythmées par des bow-windows et des balcons. La structure de la majorité des bâtiments est en béton armé, parfois en brique où deux couleurs dominent : le jaune paille et le rouge saturé. Les briques jaunes sont employées dans les édifices les plus modestes. Les rouges servent pour les équipements publics (écoles, piscines, instituts de recherche, etc.) et les habitations à bon marché. Les motifs végétaux subsistent sous forme de bas-reliefs géométrisés. On trouve aussi des sculptures de femmes stylisées et des décors abstraits. Le fer est préféré à la fonte ; le verre est utilisé pour les cages d’escalier, les cours couvertes, les marquises, exceptionnellement pour la façade entière d’un immeuble.

En route vers la rue du Square Carpeaux. On y découvre un ensemble impressionnant de huit immeubles Art déco de belle facture destinés à héberger une clientèle aisée ou des artistes. Tous les matériaux sont utilisés, la brique en particulier. Plusieurs éléments attirent l’attention : au numéro 8, la frise en bas-reliefs floraux de l’entrée ; au numéro 11, les larges ouvertures indiquant la présence d’ateliers d’artistes soucieux de lumière naturelle, les trois charmants balcons du numéro 12, le mélange harmonieux de la brique rouge et du béton ; au numéro 13, la brique claire ; au numéro 16, les jolies portes ; et les spirales de l’immeuble du 18.

La cité Montmartre-aux-artistes

Poursuivons la promenade vers la rue Marcadet. Du 212 au 244, levons les yeux : structures en saillie pour éviter les angles droits, bow-windows, balcons… Au 247, des immeubles HBM des années 1910-1920, avec leurs assemblages de pierre et brique et leurs couleurs mérite la visite.

Revenons sur nos pas et arrêtons-nous devant la cité Montmartre-aux-artistes située au 187 de la rue Ordener. Un sculpteur, Louis-Aimé Lejeune (1884-1969), Grand Prix de Rome, est à l’origine du projet. Déjà éclipsée par le quartier Montparnasse au début du XXe siècle, la butte Montmartre et ses versants restent cependant très attractifs pour les peintres, sculpteurs, écrivains, musiciens, comédiens, photographes, architectes. En 1924, la Ville de Paris fait don du terrain nécessaire à la réalisation du projet, puis accorde sa garantie financière à une société immobilière constituée par des artistes. La cité accueille ses premiers occupants en 1933. En 1936, elle est rachetée par la Ville de Paris.

L’architecte Adolphe Thiers a conçu trois bâtiments abritant 187 habitations et lieux de travail. Chaque atelier est d’une superficie de 32 m2. Le bâtiment A, sur rue, est en brique. Il comporte un hall d’entrée encadré par deux atriums. De grandes surfaces vitrées éclairent les ateliers exposés au nord. Des coursives au sud desservent les ateliers. Les bâtiments B et C, sur cour, recouverts d’enduit blancs sont plus simples. Le plan général de la cité reprend un certain nombre de principes hygiénistes. Des espaces de transition entre les immeubles favorisent la circulation de l’air. Un système de coursives ouvertes dessert chaque niveau et des cages d’escaliers largement ouvertes permettent l’entrée de la lumière naturelle. Cette architecture emprunte beaucoup au Mouvement moderne qui va prolonger l’Art déco en le simplifiant encore davantage : en particulier, les toits-terrasses qui couronnent chacun des immeubles.

Marquise, ossature métallique et verrière

Retour sur la Butte en remontant l’avenue Junot. Au 36, se trouve un magnifique immeuble d’ateliers d’artistes. Le travail entrepris pour combler et foudroyer les anciennes carrières de gypse de Montmartre à la fin du XIXe siècle a facilité le lotissement de terrains encore attachés au souvenir de la Commune de 1871. Adolphe Thiers, homonyme de l’homme politique tristement célèbre pour avoir sauvagement réprimé les communards, devient propriétaire de plusieurs parcelles d’un îlot délimité par une partie de l’avenue Junot et la rue Simon-Dereure. Par le biais de sa propre compagnie, la Société nationale de construction, il est à la fois promoteur et architecte d’une partie des bâtiments érigés sur ce terrain. Il réalise en 1928, dans le style Art déco, un immeuble d’une grande élégance présentant un ensemble d’habitations, réparties autour de trois cours, et destinées, grâce à un loyer raisonnable, à des artistes. L’ascenseur est resté intact. Il est classé à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 2019 (comme l’ensemble de la cité ainsi que la fontaine). Le vestibule a conservé ses mosaïques et ses ferronneries. De nos jours, les ateliers ont été transformés en appartements luxueux. L’immeuble n’abrite quasiment plus d’artistes.

Cette promenade serait incomplète si, redescendant vers les Abbesses, nous n’accordions un instant d’attention à la station de métro, revenant ainsi aux témoignages de l’Art nouveau. L’architecte Hector Guimard est appelé, en 1889, à réaliser les entrées des stations du métropolitain. Il rompt frontalement avec la tradition, utilise le fer et l’acier pour la structure des constructions et trouve son inspiration dans la nature. L’édicule Abbesses a été créé en 1900 pour la station Hôtel-de-Ville, dans le cadre de l’Exposition universelle. Il appartient à un ensemble de 166 entrées créées entre 1900 et 1922, dont 88 subsistent (on en trouve également aux stations Clichy, Pigalle, Blanche, Anvers). On peut s’émerveiller encore devant la magnifique marquise surmontée d’une ossature métallique et verrière d’origine et prolonger notre plaisir par un tour de manège…•

Photo : Thierry Nectoux x 6

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