La meilleure façon de marcher… c’est d’avoir des pieds en bon état. Tous les mercredis après-midi, des soins de pédicure sont prodigués aux usagers du square Jessaint, jardin d’insertion géré par Emmaüs à la sortie du métro La Chapelle.
Armé de sa bassine d’eau chaude, de son coupe-ongles, de ses limes et de ses lames, Alberto Torres Ramirez enlève callosités, corne, durillons et soigne des pieds durement maltraités. Le tout à l’air libre du square Jessaint. Une callosité qui s’épaissit peut « devenir comme un petit caillou sous le pied et être extrêmement douloureuse », pour des personnes à la rue, toujours en mouvement et qui ne retirent jamais leurs chaussures, pas même la nuit, de peur de se les faire voler.
Un long chemin
Alberto a été chef de service de STEP/EGO (programme d’échange de seringues boulevard de La Chapelle) pendant une quinzaine d’années. Le monde de la toxicomanie et des personnes en précarité sociale et sanitaire, il connaît. Dans les années 1985-1990, il voit les usagers de drogue « avec des pieds dans un état pas possible ». La cocaïne et le crack sont de puissants anesthésiants « et les gens ne sentent pas leurs pieds d’où l’aggravation de leur état ». La seule réponse médicale apportée à l’époque étant « la distribution de méthadone », il se dit alors qu’’il faut faire quelque chose, il faut faire plus que distribuer du café et du thé et de l’accueil’ parce que « si on vous touche [lorsque vos pieds vous font souffrir], vous montez en flèche » et que « quand les usagers ne sont pas entendus dans les structures, les corps parlent ».
Il prend des photos de pieds avec des ongles incarnés non soignés, des crevasses « de chaussettes collées à la peau » et les présente lors d’une réunion avec la DDASS (direction départementale de l’action sanitaire et sociale). Devant la stupeur générale et la prise de conscience, il présente un projet aux écoles de podologie. Mais celles-ci refusent de soigner « des usagers de drogue en raison de l’hygiène, des maladies qu’ils peuvent avoir comme le VIH ou les hépatites et leur comportement parfois violent » sans parler de « l’indifférence du corps médical devant les douleurs et les pathologies des pieds de ces personnes car “si tu es toxicomane il est normal de souffrir” ».
Un podologue heureux
Alberto prend alors « la décision de faire le travail lui-même avec la permission de la DDASS et d’ouvrir un premier atelier à l’association Charonne puis dans le même temps un deuxième avec Emmaüs ». Il commence un peu « à tâtons et développe petit à petit une technique en se formant dans des livres et en pratiquant ». Très vite, en les soignant, il constate que « les gens récupèrent en dignité ». « Ce sont ensuite les usagers eux-mêmes qui ont demandé la présence d’un podologue et c’est ainsi que les podologues ont commencé* à collaborer avec Emmaüs. »
Maintenant à la retraite, Alberto a repris les ateliers au square Jessaint, il y a quelques mois. Il « adore » et continue de développer « un bon regard, une bonne écoute, un bon toucher » et d’apprendre à « mieux connaître l’être humain ». Il dit qu’il est « comme un psychanalyste auquel les gens racontent tout et avec qui il crée des liens ». Mais il se souvient toujours avec émotion de Petit George, son premier « client », « la plus belle histoire de ma vie. Après une séance de soin, il pouvait remarcher et il a fait le tour de Paris ».
Alberto est le mercredi au square Jessaint et le mardi au square Saint-Laurent, autre jardin géré par Emmaüs près de la gare de l’Est.
* depuis les écoles de podologie ont effectivement revu leur copie et ont noué des partenariats avec Emmaüs, l’Armée du Salut ou encore la Croix-Rouge.
Photo : Jean-Claude N’Diaye