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octobre 2023 / Histoire

L’age d’or du Bateau Lavoir

par Béatrice Dunner

La rue Ravignan demande du souffle et des mollets : c’est une des grimpettes les plus raides de la capitale. Le cheval de Napoléon, dit-on, a déclaré forfait, le jour où son maître venait visiter le télégraphe de Chappe, installé sur l’église Saint-Pierre.

Et l’empereur a dû finir l’ascension de la Butte à pied. Heureusement, comme le cheval de Napoléon, on peut s’arrêter à mi-parcours pour souffler, là où la rue s’évase un peu pour former une placette, très pentue, elle aussi — mais il y a des bancs sous les marronniers. C’est, depuis 1911, la place Émile-Goudeau, ainsi nommée en hommage au poète fondateur du Club des Hydropathes. Nous nageons ici dans l’oxymore malicieux : un nommé « Goût d’eau » qui préside un club de gens que l’eau rend malades ! En fait, nous sommes en plein dans le sujet, nous sommes arrivés au but. Car là, sur la gauche, au ras du trottoir, au numéro 13 de la rue, il y a une façade blanche, plate, sans fioritures, trouée de deux portes peintes en vert. C’est là. C’est le Bateau-Lavoir. Histoire d’eau, décidément.

Cette parcelle montmartroise a d’abord été un verger, appartenant aux Abbesses de Montmartre. Vendue comme bien national en 1792, elle a été occupée au début du XIXe siècle par une guinguette très fréquentée, à l’enseigne du Poirier sans Pareil. Le poirier existait vraiment, au centre de la place, c’était un arbre remarquable par son âge et ses proportions (probablement un dernier témoin du verger abbatial). Hélas, en 1830, année instable en politique comme en géologie montmartroise, la guinguette, victime d’un affaissement du terrain, doit quitter les lieux.

Elle est remplacée trente ans plus tard par une manufacture de pianos, qui n’a pas prospéré, ni laissé de souvenir particulier. Mais vers 1890, son propriétaire du moment, un nommé Maillard, a une idée de génie : il fait diviser l’espace de la manufacture désaffectée en une vingtaine de petits ateliers qu’il va louer à des artistes. À peu de frais : des cloisons et des coursives en bois, un seul point d’eau, un seul « lieu d’aisances ». Le confort est minime, les loyers très modestes.

La maison du trappeur devient le Bateau-Lavoir

Du côté de la place, la façade est relativement soignée, les portes sont surmontées de ferronneries encore visibles aujourd’hui, qui dessinent d’élégants monogrammes en lettres majuscules, vraisemblablement les initiales des propriétaires successifs, d’abord un certain HK sur lequel nous ne savons rien, et sur la porte d’à côté, MFS (« Et mes fesses » ?), pour Maillard, François-Sébastien — fine plaisanterie dans le goût montmartrois. Du côté de la pente, c’est tout autre chose : une sorte de clapier géant de bois et de brique ; trois niveaux à l’arrière, un seul niveau côté rue, en raison de la forte déclivité du terrain. Dans le quartier, on l’appelle « la Maison du Trappeur ».

Au début, les lieux sont occupés par le tout venant, ouvriers, artisans, petits métiers de la rue (il y a même un maraîcher, qui y cultive asperges et artichauts), prêts à affronter les températures extrêmes (étés brûlants, hivers glacés), la crasse, l’insalubrité. Puis, au début des années 1890, un artiste y fait son apparition, attiré à Montmartre par le grand graveur Eugène Delâtre dont il fut un proche ami. Il s’appelle Maxime Maufra, il est Nantais, et a assidûment fréquenté l’école de Pont-Aven. Il attirera sur la Butte les peintres qu’il y a connus — Gauguin, Bernard, Sérusier, Filiger.

Mais tous ces Bretons s’envoleront vite vers d’autres horizons, et la maison du Trappeur ne prendra sa véritable dimension, cosmopolite, et son nom historique de « Bateau-Lavoir » (que Max Jacob lui aurait donné, trouvant que le bâtiment ressemblait à ces rafiots ancrés sur les quais de la Seine, où jusqu’aux années 1930, les femmes venaient faire d’épuisantes lessives) qu’avec le nouveau siècle, et l’arrivée de nombreux contingents d’artistes venus d’ailleurs.

Aussi bref qu’incandescent

Raconter l’histoire du Bateau-Lavoir, c’est toujours se heurter à un fantôme omniprésent, voire encombrant, celui de Picasso. Que serait la notoriété du lieu, en effet, si le peintre espagnol n’était pas venu y vivre, et y peindre les Demoiselles d’Avignon, ce tableau que le marchand allemand Wilhelm Uhde qualifiait d’ « assyrien » ? Picasso porte-drapeau de ce que l’on a appelé, un peu pompeusement, la « Villa Médicis de Montmartre » ? Soit. Mais n’oublions jamais que le phénomène fut pluriel, et aussi bref qu’incandescent. L’histoire du Bateau-Lavoir ne dure vraiment qu’une douzaine d’années, et la première guerre mondiale le videra très largement de sa substance, au profit de Montparnasse et d’une autre cité d’artistes : La Ruche.

Les premiers artistes à s’installer, en rangs serrés, sont justement ceux de la colonie espagnole : les Casagemas, Canals, Pixot, Pallares, Gargallo, Sabartes, Sunyer, Juan Gris… Et aussi Paco Durrio, l’éclaireur, arrivé dès 1888, grand ami de Gauguin (qui nous en laissé un si beau portrait, en guitariste). C’est dans son atelier du Bateau-Lavoir que s’installe Picasso en 1904. Il y reste jusqu’en 1909, année où, l’aisance venue, il part vivre plus bougeoisement boulevard de Clichy, tout en gardant un pied, c’est-à-dire un atelier, au Bateau-Lavoir, jusqu’en 1912.

À son arrivée à Montmartre, Picasso, qui parle à peine le français, fréquente surtout les gens de son pays. Mais le Bateau-Lavoir est un lieu d’échanges d’une extrême porosité, ne serait-ce que par son inconfort notoire : les cloisons entre ateliers (et donc entre les artistes et leurs œuvres) ne sont guère étanches. Et l’unique robinet où remplir sa cuvette joue un peu le rôle de la fontaine au milieu de la place du village. Autour de lui se noueront des amitiés au long cours, entre peintres, sculpteurs, poètes, écrivains… Max Jacob y distille généreusement sa culture, son humour, son talent, tous immenses, et dont Picasso s’abreuve intensément. C’est là aussi qu’il rencontre tous ceux qui, comme lui, révolutionnent l’art du XXe siècle : Modigliani, Matisse, Brancusi, Freundlich, Van Dongen et les fauves… Et le Douanier Rousseau, visiteur de passage, mais aussi de marque. En 1908, tous les artistes se cotisent pour organiser un grand banquet en son honneur. Cette soirée marque en quelque sorte l’apogée du Bateau-Lavoir, que Picasso quitte l’année suivante. Le Douanier, très ému, lui fait cette attendrissante confidence : « Nous sommes les deux plus grands, toi dans le genre égyptien, moi dans le genre moderne ».

Mais il y a plus : par le miracle d’une sorte de concentration verticale unique en son genre, on trouve au Bateau-Lavoir des écrivains (Mac Orlan, Salmon, Dorgelès, Carco …), des poètes (Reverdy, Apollinaire, Max Jacob), un modèle d’exception (Fernande Olivier), des galeristes et des marchands (Vollard, Uhde, Kahnweiler, Sagot, Berthe Weil), des collectionneurs (les Stein, Gertrude et son frère Léo ; Olivier Sainsère, Serguei Chtchoukine, Frank Haviland…), des journalistes, des critiques, des promeneurs, des curieux, des enfants ; plusieurs artistes vivent là en famille, des chiens, des chats, des souris blanches apprivoisées …

Tous n’ont pas été là en même temps, tous n’appartenaient pas à la même génération, ni à la même école. Mais ensemble, ils ont fait naître une sorte de parenthèse enchantée. Car le Bateau-Lavoir est bien plus qu’un lieu : un phénomène, la brève confluence d’artistes de tous pays et horizons, talentueux et passionnés. Chacun a laissé sa marque ; beaucoup ont vécu durement (pauvreté, drogue, alcool, manque de reconnaissance), certains ont fini tragiquement : suicidés (Casagemas), vaincus par la tuberculose et l’alcool (Modigliani…), ou assassinés par les nazis (Max Jacob, Otto Freundlich). Ou alors, oubliés. Le Bateau-Lavoir les a tous accueillis, leur a permis de trouver leur voie. Aucun n’y est resté très longtemps. L’exceptionnel ne dure pas.

Dans l’entre-deux-guerres, le lieu se survit. Après la seconde guerre mondiale, il se vide peu à peu. Dans un petit film conservé par l’INA, on voit Blaise Cendrars errer dans les couloirs déserts, cherchant le souvenir de Modigliani, frappant en vain à la porte de son atelier… Triste fin.

En 1970, un incendie dévastateur

Elle sera plus triste encore pour le site. Délabré, voire dangereux, il est menacé de destruction. Une procédure de classement est engagée, mais le bâtiment et son terrain sont vendus aux enchères le 1er décembre 1969. La Ville de Paris l’emporte, au prix de 800.000 francs, arrachant ainsi le Bateau-Lavoir aux convoitises de multiples promoteurs. Hélas, le 12 mai 1970, un incendie met fin à la belle aventure. Ne survivront que la façade sur la place, la maison bourgeoise à l’angle, et les ateliers donnant sur la rue d’Orchampt.

Et aujourd’hui, qu’est devenu le lieu ? Une sorte d’HLM, en verre et en béton, due à Claude Charpentier, a remplacé à la fin des années 1970 le grand clapier en bois des débuts. Vingt-cinq logements-ateliers d’artistes y ont été aménagés.

Malgré mes recherches, je n’ai pu découvrir selon quels critères ils étaient attribués, par qui, et pour combien de temps. À titre d’exemple, le grand artiste hongrois Endre Rozsda a vécu là dès la reconstruction, en 1979, et jusqu’à sa mort, vingt ans plus tard. Le lieu, naguère si ouvert – il suffisait d’en pousser la porte pour découvrir tout un monde – est aujourd’hui jalousement clos sur ses secrets, bien défendu par des grilles et des codes d’accès. Claude Charpentier proposait dans son projet de reconstruction de jumeler le Bateau-Lavoir et l’autre résidence d’artistes de Montmartre, la Cité des Arts rue Norvins, deux espaces tout proches, reliés par l’étroite venelle qui mène de la rue Lepic à la rue d’Orchampt. Belle idée ! À suivre. •

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