Le quartier Montmartre a connu une période complètement folle, entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe. Témoins de la fantaisie, de l’imagination et de la liberté de l’époque, trois cabarets invitaient les clients à pousser les portes de l’au-delà. Une provocation réprouvée qui attirera pourtant beaucoup de monde pendant plus de cinquante ans.
Montmartre est le pays des cabarets, la fin du XIXe siècle le temps de leur apogée et le boulevard de Clichy leur terrain de prédilection. Des deux côtés de cette artère qui ceinture la base de la Butte en quelques angles capricieux, d’est en ouest, ils vont s’épanouir en étonnantes devantures qui riment souvent avec leur enseigne : le Chat noir, bien sûr, mais aussi la Taverne du bagne, le Caveau des quat’z’arts, le Moulin Rouge, le Rat mort, la Taverne des truands... Les plus métaphysiques sont le cabaret du Néant et les cabarets « jumeaux » et mitoyens du Ciel et de l’Enfer. La place Blanche, où ils se dressaient, était encore au moment de leur construction, le double lieu d’un vide et d’un massacre. Le vide avait été ménagé par l’incendie, en 1789, du pavillon de l’octroi (dit « la Barrière blanche ») installé au centre de la place ainsi que par la destruction, en 1869, du mur des Fermiers généraux qui était l’épine dorsale du boulevard de Clichy comme de tous les autres boulevards ceinturant Paris. Le massacre, lui, a eu lieu le 23 mai 1871, au plus fort de la semaine sanglante qui mit un point final à la Commune. Cent-vingt femmes – souvent de Montmartre – ont défendu la place contre les troupes des Versaillais mais sans succès. Celles qui ne sont pas tombées au combat ou qui n’ont pu s’enfuir, ont été sommairement exécutées sur place.
Sur le bord sud de cet espace, encore proche du terrain vague dans les années 1890, il y avait au coin de la rue Fontaine, un petit marché couvert et le modeste Hôtel de la place Blanche. Côté nord trône, depuis 1889, l’ancien bal de la Reine blanche devenu le cabaret du Moulin Rouge depuis son rachat par deux compères très doués pour les affaires, Joseph Oller et Charles Zidler.
Provocants dès la façade
C’est là, à l’emplacement du marché désaffecté, aux numéros 51 et 53 du boulevard de Clichy, qu’en 1896 un certain Dorville, magicien et illusionniste de son état, érige ses deux cabarets jumeaux. Ce n’est pas un nouveau venu dans le quartier. Quelques années auparavant, il a déjà ouvert, presque en face, au numéro 34, le cabaret du Néant, lieu aussi célèbre qu’étonnant sur lequel nous reviendrons. Pendant un temps, le Ciel et l’Enfer resteront séparés par l’étroite entrée de l’Hôtel de la place Blanche, avant que la façade de l’Enfer, ornée d’une impressionnante gueule de Léviathan, ne l’avale tout cru. Les façades des deux établissements sont parmi les plus spectaculaires que l’on ait construites à Paris, puisant dans tous les clichés possibles, inspirées autant de l’Art nouveau que du Grand Guignol ou des « mystères » médiévaux. Elles ont été abondamment photographiées, de sorte que nous pouvons aujourd’hui encore nous en faire une idée assez exacte.
Ouvert le premier, le Ciel était la première destination que les croyants de l’époque visaient après leur mort. Pour y accéder, il fallait monter un long escalier menant d’abord dans une vaste salle voûtée d’ogives gothiques. Au son de l’orgue et de la harpe, des angelots battaient des ailes en vous aspergeant d’eau bénite ; Saint-Pierre, clé en main, vous accueillait sur le seuil. On dégustait dans des coupes sacrées du nectar et de l’ambroisie. Le dîner était agrémenté de tableaux vivants mi-humoristiques, mi-érotiques. Tous ces plaisirs pris, on montait un étage de plus pour accéder au véritable Paradis, sous des stalactites d’or, dans un envol de séraphins et de houris.
Généralement, quand on était client du Ciel, on finissait la soirée à l’Enfer. Le divertissement y était plus varié, plus pimenté, plus inattendu – chacun sait qu’au Paradis, on s’ennuie à mourir. Les curieux se laissaient engloutir par la gueule du diable, passant entre ses crocs luisants et sa langue rouge. Un Méphistophélès de carnaval (souvent le maître des lieux, dûment déguisé) les entraînait aussitôt vers de multiples et saisissantes découvertes : plafonds décorés de corps tordus par les tenailles de l’enfer, chaudron où l’on faisait bouillir les damnés (souvent un client volontaire), diables armés de fourches et mille tours de passe-passe. N’oublions pas que Dorville était un illusionniste, tandis qu’Antonin Alexander – qui a repris la gestion des deux cabarets à partir de 1898 – était un acteur familier du Grand Guignol.
Ange ou démon ?
Par un curieux hasard, les fenêtres d’André Breton, légendaire locataire du 42 rue Fontaine, où il a vécu de 1921 jusqu’à sa mort en 1966, donnaient directement sur les cabarets jumeaux. Les surréalistes, dès les années 20, se sont plutôt rassemblés au Cyrano, magnifique café Belle Époque, bordant le côté nord de la place Blanche et contigu au Moulin Rouge (qui à l’époque, était encore entouré d’un décor médiéval de clochetons et de tourelles). Mais il existe une photo de Man Ray représentant le groupe surréaliste rassemblé au Ciel, aux pieds du cochon doré nommé Porcus, une des divinités de l’endroit à laquelle il convenait de rendre hommage. Autre effet d’écho intéressant, pour l’exposition internationale du surréalisme de janvier-février 1938 à la galerie des Beaux-Arts de Georges Wildenstein, André Breton conçoit une salle « sombre comme une grotte » dont le plafond est entièrement recouvert de mille deux cents sacs de charbon accrochés là. Le tout semble inspiré par la grande salle sombre du cabaret de l’Enfer et son plafond où se tordent en 3D les corps nus des damnés.
Nous avons aujourd’hui une idée précise du décor intérieur des deux cabarets grâce aux descriptions, comptes-rendus de journaux, articles critiques, affiches publicitaires, tableaux, gravures et photos. Mais il y a plus : un petit film y a été tourné en 1949, quelques mois avant la fermeture de ces établissements, pour Christian Dior qui y a organisé un défilé de haute couture sur le thème « Ange ou démon ? ». On y voit de ravissants mannequins déambuler entre les sculptures médiévales, tournoyer sous les voûtes gothiques, se pencher sur le chaudron, caresser le groin de Porcus.
Du jus d’asticots et une sole pleureur
Fondé lui aussi par Dorville vers 1892, au numéro 34 du boulevard, le cabaret du Néant n’était pas en reste non plus. Car si sa façade n’était pas étonnante, l’intérieur et les divertissements proposés révèlent eux une veine plus âpre et plus satirique où l’on ne s’embarrasse pas particulièrement du bon goût. À tel point que la presse s’en est émue et que Dorville a dû se défendre en publiant un communiqué apaisant.
Dès l’entrée, le visiteur est accueilli dans la « salle d’intoxication » par des serveurs habillés en croque-morts, dans un décor funèbre où les tables sont des cercueils. Sous les lustres faits d’ossements humains, il déguste un verre de « jus d’asticots ». Puis, dûment mis en condition, il passe au caveau des trépassés, longue salle aux voûtes basses où il est invité (s’il est volontaire !), au son d’une musique funèbre jouée à l’orgue par un moine, à s’installer sur scène, dans un cercueil placé verticalement. Par un ingénieux jeu de miroirs, le public qui le regarde voit peu à peu sa chair se dissoudre et son squelette apparaître. On utilisait d’ailleurs le même procédé un peu plus loin, avec cette fois une femme assise sur une chaise (autre spectatrice volontaire, la malheureuse !) et dont peu à peu les vêtements disparaissaient pour la laisser entièrement nue... La salle riait et la victime qui s’était prêtée au jeu ne comprenait pas du tout ce qui se passait. Il y avait aussi des spectacles avec spectres et revenants (toujours assez égrillards) que l’on dégustait avec le dîner. Sur la carte, la « sole pleureur » rivalisait avec la « raie quiem », le « ci-gît got rôti » avec les « macabroni », le « corbillard de fruits » ou encore les « choux-pleurs ». Il est précisé que le « posthume » de ville est de rigueur, et que « les invités peuvent être reconduits en voiture à leur dernière demeure ».
Des fantasmes au serial killer
La durée de vie de ces trois cabarets est en soi remarquable. Pendant plus d’un demi-siècle, les Parisiens sont venus découvrir, trembler, s’extasier, s’indigner des spectacles peut-être un peu désuets qu’ils offraient après la Libération, alors que les multiples salles de cinéma du quartier en proposaient d’autrement impressionnants... Quoi qu’il en soit, ils ne disparaissent qu’à la fin des années quarante, le Néant en premier, puis le Ciel et l’Enfer.
Aujourd’hui, à la place du Néant, on trouve un « hammam sauna libertin » à l’enseigne de Moon City, dont la devise est « Au Palais des plaisirs, vos fantasmes sont rois ». Quant à eux, l’Enfer et le Ciel ont été en 1950 entièrement absorbés par le grand magasin Monoprix, dont l’entrée principale se situe exactement à l’endroit où s’ouvrait la gueule du Léviathan de l’Enfer. C’est très précisément là, le 26 mars 1998, que Guy Georges, le célèbre « tueur de l’Est parisien », coupable du viol et du meurtre de sept jeunes femmes, est reconnu par un policier. Interpellé, il tentera de s’enfuir en traversant le magasin, mais finira par être arrêté au milieu du rayon parapharmacie, là même où naguère Méphistophélès recevait les visiteurs de l’Enfer par ce funèbre message de bienvenue : « Entrez ! Et soyez damnés. » •
Photo : Agence Rol / BNF