Journal d’informations locales

Le 18e du mois

juin 2025 / Les Gens

Anne Lorient, sage-femme de rue

par Noémie Courcoux Pégorier

Sans domicile fixe pendant dix-sept ans, Anne Lorient a trouvé refuge à Guy Môquet en 2003. Aujourd’hui accoucheuse de rue, elle a réussi à transformer un début de vie cruel en un moteur pour aider les femmes précaires.

Raconté dans un livre témoignage publié en 2016, le parcours d’Anne Lorient peut parfois faire froid dans le dos mais il force l’admiration et le respect. Née dans une famille aisée du nord de la France, elle est victime d’inceste dès ses 6 ans par son frère de 18 ans. Cette situation, douloureuse et violente, est soumise à une omerta liée à l’influence de sa famille dans le village où elle a grandi et ses liens avec les sphères de pouvoir local. « Certes, on avait un chien, une belle maison et un jardin mais je n’avais ni le droit de sortir, ni de m’amuser, je restais seule, rembobine la quinquagénaire. L’école ne m’intéressait pas et je ne pouvais pas parler de ce que je vivais. Au dire des adultes, si ça se savait, le village en serait anéanti. »

Sa seule échappatoire est la littérature, à laquelle elle a eu accès jeune, ses parents étant libraires. Fan des Lettres persanes de Montesquieu et de « tous les trucs à l’eau de rose », elle absorbe dès 11-12 ans, une quantité de livres incroyable, se plongeant dans tout ce qui lui permet de s’éloigner des mauvais traitements qu’elle subit. Hors d’un roman, son unique rêverie consiste à surveiller les trains qui passent. Elle ne souhaite alors qu’une seule chose : se sauver.

« Je me battais pour vivre »

A sa majorité, Anne fait son sac et monte dans un train vers Paris, bien décidée à enfin choisir son chemin. Refoulée par une tante chez qui elle espérait trouver refuge, elle file alors à la Défense. Mais lors de sa première nuit dehors, elle est victime d’un viol. Destructrice, cette expérience la prive de tous ses moyens : elle perd la parole et se maintient en vie comme elle peut dans les sous-sols de la Défense, où les poubelles du centre commercial lui fournissent nourriture et vêtements.

Après trois ans et demi au cours desquels les viols se sont succédé – continuant à briser la jeune femme – un sursaut d’humanité rompt soudain la souffrance où elle était emmurée. Elle retrouve la parole, traverse le pont de Neuilly et gravite pendant une dizaine d’années sur les quais de Seine, d’abord dans le 16e puis jusqu’à Saint-Michel. « J’ai eu les larmes aux yeux en voyant la tour Eiffel, raconte-t-elle. Je ne sais pas pourquoi, rien n’était facile, mais à nouveau je me battais pour vivre. »

Aiguillée par un autre SDF, elle monte « vers le nord de Paris, dans les quartiers populaires où les gens sont plus compréhensifs et généreux ». Là, après plus de douze ans de rue, elle découvre un « Paris solidaire ». Enfin, laborieusement mais progressivement, sa vie va prendre un nouveau virage. À l’époque, mis à part la survie et le maintien de son hygiène aux fontaines publiques, rien ne la concerne. Mais son corps en décide autrement. Tombée enceinte, Anne accouche dans la rue. Alors qu’elle essaie de cacher son bébé, les pompiers puis l’hôpital public tentent de les séparer. En détresse, la jeune mère ne se laisse pas faire : elle s’enfuit, blouse sur le dos, avec son nourrisson dans les bras.

Se reconstruire

Au gré de ses pérégrinations, Anne rencontre une docteure du 17e arrondissement sensible à son état d’indigence. Cette dernière laisse la jeune femme et son bébé disposer de la salle d’attente de son cabinet, un lieu clos et sûr où la petite famille peut disposer de sanitaires. En 2003, grâce à son aide, elle obtient un logement social. Elle emménage à Guy Môquet, dans la cité Marcadet, où elle découvre une solidarité insoupçonnée avec certaines de ses voisines qui sont souvent dans des situations de détresse comparables. Toutefois, le contraste avec sa vie d’avant n’est pas simple : « L’enfermement n’était pas facile, j’avais totalement oublié cette sensation. Mais j’étais rassurée pour mon petit. Sitôt installés, j’ai peint sa chambre, l’ornant d’arches de Noé. C’était mon premier acte de créativité, comme une sorte de renaissance. »

L’année de son installation dans le 18e, Anne monte avec des voisines un collectif, Esprit solidaire, qui récolte des dons de particuliers via Facebook. Puis en 2006, elle rencontre Muriel Salmona, psychiatre spécialiste des violences conjugales et sexuelles. Les Salmonettes, nom du groupe de femmes soutenues par cette psychiatre, est pour elle une source de partage, de réconfort et d’inspiration. Elle s’engage alors pour informer et sensibiliser sur l’inceste et le viol, intervenant dans des établissements scolaires ou lors de forums et de colloques : « Je ne voulais ni me taire ni oublier, mais informer et prévenir. »

Le cœur comme moteur

En 2017, elle fonde l’Association Anne Lorient qui agit sur la sensibilisation, l’accueil et le soutien des personnes et familles en situation de précarité. « J’étais vraiment perdue, mais quand j’ai rencontré Anne, je n’étais plus seule, résume Assetu, bénéficiaire de l’association depuis vingt ans. Dans le 18e et ailleurs, beaucoup de gens vivent et mangent grâce à Anne. » Elle est « très abordable et disponible » selon son amie Claire, également donatrice de l’association : « C’est une personne lumineuse, ce qui est d’autant plus rare avec son vécu compliqué. Elle a une force de caractère sur le terrain comme en dehors. Elle se bat comme une lionne. »

Parmi les centaines de personnes aidées par l’association, de nombreuses femmes sans domicile fixe sont mamans, tandis que d’autres vont le devenir. Afin de les aider à mettre au monde leur nouveau-né, Anne s’est formée au métier de sage-femme urgentiste durant la période Covid, devenant ainsi accoucheuse de rue. Elles ne sont que huit en France, dont cinq à Paris.

Depuis, avec un matériel médical limité mais stérilisé, offert par les pompiers de Paris, elle a procédé à plusieurs centaines d’accouchements dans la rue ou dans des squats car les femmes SDF redoutent d’être emmenées à l’hôpital, craignant qu’on les sépare de leur nouveau-né. Anne Lorient travaille à un nouvel ouvrage, consacré à la résilience.

Photo : Sylvie Dupic

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