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Le 18e du mois

octobre 2024 / Les Gens

Sylvie Astruc, sur un air de French Cancan

par Janine Mossuz-Lavau

Elle aimait la musique, la danse et Toulouse-Lautrec… une voie toute tracée pour se retrouver à Montmartre et accompagner au piano les répétitions des girls du Moulin Rouge.

Ses talents, Sylvie Astruc ne les montre pas en lançant très haut ses gambettes mais comme pianiste. Depuis l’an 2000, celle qui est diplômée du Collège royal de musique de Londres assure les répétitions du French Cancan. Le soir, c’est une bande-son qu’entendent les spectateurs mais, l’après-midi, quand les danseuses se perfectionnent, une musicienne doit suivre à la seconde près le mouvement de la troupe, jouer et rejouer, sans perdre de vue chacune des artistes. Pour afficher de telles compétences, il faut bien le profil de Sylvie Astruc.

À l’âge de 6 ans, cette fille d’une violoniste anglaise et d’un ingénieur français commence le piano, un peu contre son gré, elle qui préfère alors l’athlétisme. On lui concède, en échange, des cours de danse classique. Elle tombe toutefois amoureuse de son clavier quand, en mesure de jouer Chopin, elle est emportée par la Fantaisie-Impromptu. Puis, en parallèle au Conservatoire, alors qu’elle visait le hautbois, elle se met au basson. Un instrument qui lui permet d’intégrer l’orchestre de la Sorbonne, où la native de Montreuil a entrepris après le bac des études de musicologie. Ces dernières la conduiront à Londres plusieurs années avant un retour à Paris avec le souci de gagner sa vie.

« Je serai danseuse avec Sylvie au piano »

Sylvie devient alors professeur de musique et de piano à l’Institut des jeunes aveugles, ce qui l’oblige à maîtriser la musicographie braille. Une compétence de plus. Après huit ans à ce poste, elle démissionne et enseigne momentanément l’anglais, en tant que chargée de cours à la faculté d’Orsay. Puis, grâce à une bassoniste qui donne son nom à un directeur de conservatoire, elle est engagée comme accompagnatrice de cours de danse. Date charnière dont elle estime aujourd’hui qu’elle a changé sa vie. Car la danse classique, elle connaît et lui offre avec d’autant plus d’enthousiasme la musique requise, suscitant ainsi des vocations. Angélique, mère d’une élève, rapporte les paroles de sa fille de 7 ans : « Plus tard, je serai danseuse avec Sylvie au piano. »

En 2000, une proche d’un batteur du Moulin Rouge lui apprend que l’illustre maison cherche une pianiste. Elle se présente et, le 5 décembre, la voilà au piano pour sa première répétition du Cancan. Non sans émotion car l’extraordinaire de cette nouvelle aventure tient à ce qu’elle correspond à un rêve de gosse. Depuis ses 11-12 ans, Sylvie se passionne pour Toulouse-Lautrec, figure emblématique du Moulin Rouge, au point que pendant les vacances, ses parents sont priés de l’emmener dans les villes recelant des tableaux de son idole.

Bien plus qu’une pianiste

Le Moulin Rouge comme lieu désormais « à elle », c’est bien un rêve qui se réalise. Elle avait un temps accompagné des cours de danse cité Véron mais, passant quotidiennement devant les grandes ailes, elle n’osait même pas imaginer qu’un jour, elle jouerait sous leur protection. À ses yeux, le Moulin réunit son « être profond » car il y a la musique (Offenbach par exemple), Montmartre et Toulouse-Lautrec. Et cela en parlant la langue de sa mère, avec ces danseuses le plus souvent anglophones.

Quand elles arrivent, les nouvelles recrues apprennent pendant deux semaines la chorégraphie du Cancan. Jour après jour, Sylvie observe leur progression, voit ce qu’il faut rectifier, bien consciente que, malgré le jeu collectif de la troupe, chaque danseuse a sa personnalité, son parcours, entamé parfois à l’autre bout du monde. Quel plaisir de découvrir les progrès, notamment chez celles dont elle se demandait au départ si elles allaient y arriver. « Attentive, se livrant à des recherches quand elle veut innover, déclare Samuel, ancien danseur de Béjart officiant au Lido, Sylvie peut avec brio vous offrir à la demande valses, menuets, mazurkas. »

Interviennent encore les séances dites « de nettoyage ». Car l’habitude jouant, des mouvements ne sont plus accomplis avec la même concentration. Or si, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, une danseuse est en retard, gare aux conséquences. Une chute est vite arrivée. Pour Aurore qui fut capitaine des danseuses, « elle est magique, Sylvie, elle n’est pas juste la pianiste, elle fait partie du French Cancan ».

Quand la poésie s’en mêle

Si son métier est passionnant, il ne suffit pas à Sylvie. Elle joue au Moulin depuis vingt-quatre ans, mais ne s’en tient pas là pour autant. « En tant qu’accompagnatrice, on est au service des autres, explique-t-elle. On ne vous demande pas votre avis, on est là pour exécuter. Il faut s’adapter sans pouvoir exprimer ses émotions. » En 2006, elle commence à rédiger de courtes histoires, sur Toulouse-Lautrec, sur le Cancan, sur les expositions qu’elle visite, sur l’actualité. « La poésie me force à aller plus loin, confie-t-elle, à chercher les mots qui riment, à en employer certains que je n’aurais peut-être pas choisis au départ. » Elle écrit en octosyllabes et affectionne les poèmes monorimes. Une œuvre la touche, elle la met en mots.

Quand un matin, la radio a annoncé cette nouvelle « inconcevable », les voisins du Moulin Rouge ont cru à un poisson d’avril. Mais que nenni ! Les ailes n’étaient plus là. Dans l’urgence, d’autant plus motivée qu’elle y exerce ses talents, elle a écrit un poème qui commence ainsi :

« L’inconcevable s’est produit :
Les ailes du moulin se sont enfuies,
Au milieu de la nuit… »

Auteure de deux recueils de poèmes dont l’un porte le joli titre Pianiste de fond, elle songe à un ouvrage en prose. Un défi qu’elle se lance car ce n’est pas le même état d’esprit. « Physiquement, il faut se poser et rédiger, alors qu’avec la poésie on n’est pas figé, on peut être n’importe où, on se répète les phrases dans la tête, c’est est un art du mouvement. » D’après elle, quand on écrit en prose, on se préoccupe davantage du lecteur, « on est moins égoïste ». Mais une question la taraude : « Suis-je capable de raconter une histoire ? »

Photo : Thierry Nectoux

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