En novembre 1994, Marie-Pierre Larrivé, Noël Monier et Jean-Yves Rognant lançaient Le 18e du mois. Portraits croisés.
Cela se passait en 1994, à une époque que les moins de 30 ans ne peuvent imaginer. Internet n’avait pas encore pénétré notre quotidien. Il y avait des cabines téléphoniques et des cartes du même acabit. On comptait en franc. Le maire du 18e était le giscardien Roger Chinaud et Jacques Chirac régnait sur Paris. Le pays était dirigé par un Premier ministre pompidolien Edouard Balladur sous l’autorité du président François Mitterrand rongé par la maladie. À cette époque, le 18e, comme d’autres arrondissements, manquait d’oxygène. Pas assez d’informations sur les grands choix municipaux, pas de place reconnue aux associations, des lieux de convivialité et de débats largement insuffisants, sans oublier des plans de circulation centrés autour de la bagnole…
En 1994, trois personnes vont unir leur expérience et leur carnet d’adresse pour bousculer le train-train du 18e. Unis par une volonté de donner une place à l’expression citoyenne (ce n’était pas alors très tendance), ils avaient rameuté leurs copains et connaissances de l’arrondissement pour réfléchir à un projet de journal. Mais qui sont ces trois fondateurs de ce futur journal ?
Des personnalités engagées
Commençons par Marie-Pierre Larrivé. Cette journaliste de l’Agence France presse (AFP), spécialiste des questions d’éducation et de… BD est une personnalité très iconoclaste, toujours la clope au bec. Derrière son apparence… déconcertante (des tongs en plein hiver !), sa liberté de ton, se cachait une grande professionnelle de l’information, férue d’actualité culturelle, toujours en train de fureter et surtout, privilège des « agenciers », capable de « pisser de la copie », autrement dit d’écrire très rapidement un article.
Le second fondateur, c’est le compagnon de Marie-Pierre, Noël Monier. Issu d’un milieu populaire (il parlait souvent de sa mère femme de ménage), il était devenu un journaliste en vue, à la culture encyclopédique, qui avait travaillé pour le France-Soir de la grande époque quand ce quotidien populaire dirigé par Pierre Lazareff tirait à un million d’exemplaires. Il avait couvert le « joli mois de mai 68 » à cent à l’heure, un jour à Saint-Nazaire, un autre au Quartier latin, quelques heures plus tard à Matignon. Et puis, c’était un syndicaliste expérimenté élu secrétaire général du syndicat des journalistes CFDT. Il avait connu quelques grands patrons de la presse à qui il avait mené la vie dure. C’était un homme intransigeant, pétri de valeurs humanistes et aimant transmettre son histoire déjà longue (il avait alors la soixantaine).
Le dernier de la bande est, en fait, celui qui a permis la convergence de plusieurs cercles de relations. Jean-Yves Rognant, aîné d’une famille populaire bretonne échouée en région parisienne, pouvait passer des heures entières au téléphone ou dans un café à motiver les uns ou les autres, ou à mettre de l’huile dans les rouages. Il avait vécu Mai 68 à Grenoble, où il avait étudié les sciences politiques. Plus tard, il avait atterri à la CFDT – où il avait connu Noël – chargé des questions politiques et de société. Ensuite, il s’était retrouvé au ministère du Travail, responsable des publications. Pour être tranquille, il signait ses articles du nom de sa grand-mère Sparfel. Malgré sa santé fragile, Jean-Yves était super-actif, soutenant de nombreuses causes et militant chez les Verts.
Trait d’union entre les citoyens
Entre les univers des uns et des autres, entre ces diverses générations, la convergence n’était pas gagnée d’avance. Parmi la vingtaine de personnes qui se sont réunies au printemps 94 à de nombreuses reprises, il y avait des journalistes et des non-journalistes (cela n’a pas changé), un tiers de femmes, des anars, des socialistes, des écolos et des citoyens sans étiquette (j’étais, pour ma part, un jeune journaliste pigiste, tout juste père). Ce qui unissait tout ce petit monde, c’était la volonté de bousculer les choses et de donner à voir la diversité (sociologique, ethnique) de l’arrondissement et la pluralité des points de vue.
Après des semaines d’échanges (souvent dans l’appartement de Jean-Yves) fut prise la décision de rédiger un manifeste qui scellait la « ligne » de cette publication, indépendante de tous les pouvoirs et écrite par les habitants de l’arrondissement. Le 18e du mois « sera un trait d’union entre les citoyens, les associations, les quartiers pour nous informer et nous émouvoir car la ville, la vie est d’abord émotion, et nous en faisons partie », peut-on y lire.
Pour sortir du bois, un quatre pages est rédigé pour présenter un mini 18e du mois et lancer la souscription. Chacun des signataires du manifeste avait donné au moins 50 francs pour financer ce numéro zéro. Pour la réalisation de la maquette, nous avions opté pour un format atypique et le noir et blanc (moins cher et esthétique). En novembre 1994 était lancé le numéro 1, qui faisait seize pages et qui titrait sur le plan de protection du site de Montmartre.
Mais que sont devenus les trois fondateurs ? Jean-Yves, très handicapé par des problèmes respiratoires, dut quitter son 18e quatre ans après le lancement de son « bébé » pour vivre dans les Alpes-de-Haute-Provence où il a milité jusqu’à son décès en 2004, à seulement 58 ans. En mai 2013, Noël Monier est décédé d’un cancer à l’âge de 79 ans. Jusqu’à son dernier souffle, il a écrit pour Le 18e du mois, notamment pour cette rubrique histoire qu’il a animée au fil des 200 numéros. Quelques mois plus tard, sa compagne Marie-Pierre Larrivé était également emportée par la même maladie, à l’âge de 72 ans.
À ce moment-là, le journal a un peu vacillé car Noël et Marie-Pierre portaient le journal depuis tant d’années. Mais la continuité fut assurée par plusieurs bénévoles emmenés par la rédactrice en chef Nadia Djabali, digne héritière des fondateurs, qui fut également emportée par le cancer en 2020, quelques jours avant l’arrivée du Covid.
Photos : Christian Adnin