Depuis dix ans, une coopérative de couturiers se bat pour vivre et se développer autour d’activités et de créations qui dépassent de loin le travail du wax. Un travail entravé par des problèmes de régularisation des petites mains de cette belle entreprise.
Tulles vaporeux, soieries brodées et corsets satinés, saviez-vous qu’à la Goutte d’Or sont confectionnés certains des costumes de l’Opéra de Paris ? Quiconque s’est baladé dans le quartier sait qu’on y trouve de nombreux couturiers. Difficile de ne pas remarquer les ateliers qui parsèment ses rues (il y en aurait plus de 150). Des hommes, souvent originaires d’Afrique de l’Ouest, y travaillent côte à côte, dans un espace très réduit, au milieu de chutes de tissus colorés.
On ne soupçonne pas toujours que se trouvent là de véritables talents, capables de travailler pour les clients les plus exigeants et de proposer un savoir-faire rare en France. Une partie de ces couturiers se sont regroupés en coopérative, la Fabrique de la Goutte d’Or, avec d’autres artisans et créateurs de mode du quartier, dans le but de développer un écosystème et un pôle d’excellence dans le secteur du vêtement et de la couture haut de gamme.
Tout commence en 2012, avec la création de l’Association des professionnels de la mode et du design de la Goutte d’Or, qui regroupe des professionnels installés dans le quartier, notamment rue des Gardes. L’association obtient le label de Pôle territorial de coopération économique (PTCE), un dispositif tout juste créé pour favoriser le développement de projets multi-acteurs dans l’économie sociale et solidaire. Ce dispositif permet de créer en 2014 la coopérative, à l’aide d’un financement (190 000 €) de la Caisse des dépôts.
Aide à la régularisation
L’idée est de mutualiser un certain nombre d’outils (communication, bureau d’étude, formation), de favoriser les échanges entre couturiers, et de mieux mettre en valeur les compétences de ces ateliers informels. La Mairie soutient le projet, y voyant un moyen d’aider à la régularisation de ces travailleurs et de favoriser le dynamisme économique du quartier sans passer par une stratégie d’exclusion ou de répression. Ces ateliers informels posent en effet un problème ardu aux autorités : comment faire appliquer le droit du travail sans pour autant condamner au chômage les nombreux travailleurs qui s’y trouvent employés ?
Pour favoriser ces sorties de l’informel, l’association joue un rôle d’accompagnement des couturiers, notamment dans les démarches administratives (régularisation, statut de micro-entrepreneur, assurances). Un statut légal est en effet indispensable pour devenir adhérent de la coopérative. Cela exclut, de fait, un certain nombre de couturiers du quartier. Ni la coopérative, ni la Mairie ne peuvent agir sur cette question cruciale, sauf en soutenant les dossiers de régularisation déposés en préfecture. « C’est un point bloquant », reconnaît Juliette Busquet, chef de projet pour l’équipe de développement local de la Mairie. « La régularisation de ces hommes est souvent longue et difficile. »
Après plusieurs années de tâtonnements, et de déficits, la coopérative semble avoir trouvé, depuis 2019, un modèle prometteur. Elle regroupe actuellement 16 ateliers coopérateurs, dont un « atelier partagé » (lire encadré) et une trentaine de couturiers. L’arrivée d’une directrice expérimentée, Agnès Etame Yescot, venue du salon Made in France, a apporté du professionnalisme et de nouveaux clients grâce à son solide carnet d’adresses. La coopérative s’est dotée d’une nouvelle politique tarifaire et d’un atelier propre, rue des Gardes, dévolu aux tâches mutualisées : prototypage et patronage. Il emploie actuellement cinq personnes.
Le soutien constant de la Mairie
Selon Agnès Etame Yescot, cet atelier sert aussi de vitrine pour les clients souvent haut de gamme de la coopérative, peu habitués au décor des petits ateliers de la Goutte d’Or. « Par rapport aux concurrents, on a une palette beaucoup plus large », explique-t-elle. « On peut tout faire, grâce à la diversité des coopérateurs. Cette diversité est une force. Les clients sont souvent des créateurs, qui trouvent avec la coopérative une flexibilité rare, la possibilité de faire fabriquer des petites séries ou des pièces uniques. »
La coopérative est encore loin de la viabilité financière. Pour l’atteindre, il faudra encore augmenter la base de clients, si possible réguliers. Il faudrait aussi accroître le nombre de coopérateurs, selon Luc Dognin, maroquinier et membre fondateur de l’association. Il reconnaît que la coopérative doit sa survie au soutien constant de la Mairie. « C’est un projet qui a du sens dans le contexte économique et sociétal actuel », selon Juliette Busquet.
A l’heure des discours consensuels sur les relocalisations et les circuits courts, la Fabrique de la Goutte d’Or devrait avoir tout pour plaire. Mais il reste du chemin à parcourir, tant sur le plan commercial, que sur celui des retombées pour le quartier. L’avenir dira si ce pari audacieux sur les mains en or du quartier réussira. •
Photo : Joachim Jarreau