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février 2024 / Les Gens

Un pharmacien humaniste

par Noël Bouttier

Située sur la bruyante avenue d’Ornano, entre le métro Simplon et la porte de Clignancourt, la pharmacie de Nabil Otmani frappe par sa superficie réduite et l’ambiance apaisée qui y règne. Même quand la clientèle se presse dans le passage étroit.

On comprend vite que Nabil Otmani est à l’origine de cette ambiance quasi familiale. Le sourire installé du matin au soir, un mot agréable à chaque client, une réponse rapide mais toujours calme à ses collaboratrices (trois préparatrices et trois apprenties), « Nabil » - tout le monde l’appelle ainsi – imprime sa marque. On est ensuite aussitôt frappé par la superficie réduite de sa pharmacie (là où de nombreuses autres semblent avoir la folie des grandeurs) et par la faible place occupée par la (très rémunératrice) parapharmacie. Et puis, son grand atout, c’est qu’il parle fréquemment l’arabe du fait de ses origines marocaines. Certains clients, souvent âgés, entrent dans le magasin en demandant directement « Nabil ». Lequel leur explique l’ordonnance qu’ils ne comprennent pas et la posologie des médicaments à suivre. « Pour moi, c’est important de faire passer le message de façon efficace. »

Limougeaud pur jus

La patrie de Nabil, pour autant, n’est pas Marrakech ou Casablanca mais Limoges où il a grandi et fait ses études. « Dans ma famille, raconte-t-il, mes parents arrivés en France dans les années 70 nous ont donné une vraie discipline de travail. Il fallait aller au bout de nos études. Mon frère aîné est devenu professeur à l’université, une sœur est directrice d’Ehpad et une autre infirmière au bloc. » Pour sa part, Nabil, à la scolarité impeccable, fait Maths Sup après le bac, « une filière extrêmement exigeante », explique-t-il. Il s’oriente ensuite vers la pharmacie, influencé par un ami qui suit cette voie. En 4e année, il opte pour la pharmacie de ville plutôt que les laboratoires ou l’hôpital.

Il le concède volontiers : il n’est pas tombé tout petit dans la marmite de la pharmacie. Comment aurait-il pu connaître cet univers avec un père ouvrier ? « C’est en travaillant dans ce secteur que j’ai appris à l’apprécier, estime Nabil. On n’est pas là d’abord pour distribuer des boîtes de médicaments — des machines pourraient le faire mieux que nous. On est là pour rendre des services à la population, pour être au milieu des gens. C’est ce qui donne l’intérêt à nos journées. »

Association inédite

Mais alors, comment le Limougeaud a-t-il atterri dans cette pharmacie du 18e ? « J’avais besoin de changer et de quitter Limoges. Je suis arrivé à Paris avec l’envie de multiplier les expériences. » Nabil travaille en intérim dans de grosses pharmacies. Pas très folichon ! « J’ai vite compris que j’étais intéressé par la proximité avec les gens et par une pharmacie de petite taille. »

Il tombe alors sous le charme de la pharmacie du Marché, mais comment devenir patron d’une enseigne quand on a aucune fortune personnelle et que les banques ne veulent pas prêter ? C’est alors qu’intervient le couple Azoulay, propriétaire de la pharmacie. « En 2016, alors que j’étais âgé de 76 ans, explique Samy Azoulay, nous avions l’intention de vendre cette officine que nous avions reprise en 2010. Et j’ai tout de suite été inspiré par Nabil qui avait fait un remplacement chez nous. C’est un bosseur, quelqu’un de très sérieux. » Et puis, il y a un lien fort entre eux deux : le Maroc. Samy Azoulay a en effet quitté son pays natal à 17 ans, mais il y est souvent retourné. L’arabe, ses villes et ses paysages… peut-être une certaine forme de nostalgie unissent solidement ces deux hommes que quarante-cinq ans séparent… « De guerre lasse, j’ai fait la banque, glisse l’octogénaire. Nous sommes associés, ma femme Simone, Nabil et moi. Il me verse tous les mois un loyer. Et nous gérons ensemble la pharmacie. » Samy qui vient du lundi au vendredi de 12h à 19h n’est plus en contact avec la clientèle et prend en charge toutes les démarches administratives, alors que Simone s’occupe de la comptabilité. Une sorte de gestion familiale, même si aucun lien de famille n’unit Nabil et les Azoulay. Ensemble, ils ont décidé de reprendre la pharmacie juste à côté qui venait de fermer pour éviter qu’elle ne rouvre et fasse de la concurrence à la pharmacie du Marché. Cette union de circonstance est devenue une vraie alliance. « Nabil, avec le capital qu’il a accumulé pourrait très bien me remercier, mais il tient à me garder », confie Samy Azoulay touché par cette marque de confiance.

Gloria Mouzo, la fidèle

Voilà maintenant plus de six ans que Nabil tient avec le sourire la pharmacie dans cette configuration totalement inédite. Jusque-là, aucune agression n’est à déplorer. Les relations avec les toxicomanes ne sont pas conflictuelles. « Ils connaissent les règles du jeu et ils savent que nous n’y dérogerons pas. Et ils savent aussi que nous sommes joignables en cas de problème. » Et puis, même s’il vit porte d’Ivry et s’il quitte tous les week-ends Paris pour retourner parmi les siens à Limoges, il a appris à apprécier ce quartier du 18e entre Simplon et la mairie, ses restaurants et cafés (notamment le Nord Sud et la Timbale).

En 2020, la pharmacie a affronté, comme tant d’autres, la crise du Covid. « C’était une période assez perturbante car on ne savait pas l’ampleur des risques que nous prenions, raconte Nabil. Mais toutes les personnes de la pharmacie ont tenu bon. Pour ma part, j’ai toujours été là aux côtés de mes équipes sans jamais me défiler. » Même si les tensions ont pu être fortes au moment des tests, Nabil garde de bons souvenirs, notamment avec ces clients qui passaient dire bonjour et les applaudissements à 20 heures.

Mais à la pharmacie, le personnage le plus ancien, ce ne sont pas les Azoulay, mais Gloria Mouzo. Cette préparatrice de pharmacie est arrivée en 2001, d’abord comme apprentie. Elle a déjà connu quatre propriétaires. Gloria se dit impressionnée par le fait que Nabil est toujours en mouvement, infatigable. « Quand il est arrivé, il était jeune, motivé… cela faisait toute la différence. » Elle apprécie de travailler avec lui sur un pied d’égalité, sans « sentiment de supériorité ». Elle juge positivement l’alliance avec le couple Azoulay qui permet d’allier expérience et nouveauté. Et elle ajoute dans un grand sourire : « Pour rien au monde, je ne partirai de la pharmacie. »

Photo : Jean-Claude N’Diaye

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n° 230

octobre 2024