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février 2023 / Histoire

Cité Blémont, une architecture à l’épreuve du temps

par Manon Kraemer

La cité Blémont, aujourd’hui gérée par Paris Habitat, est l’un des nombreux ensemble de logements sociaux que compte le 18e. Relativement épargnée par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, elle est le vestige de la politique hygiéniste mise en place par la Mairie de Paris au début du XXe siècle.

A quelques centaines de mètres de la place de la mairie, en remontant la rue du Poteau, le badaud s’étonnera de voir surgir, à l’abri des klaxons et du tumulte citadin, un ensemble d’immeubles tout de rouge vêtus. S’il choisit de serrer à droite et d’emprunter la rue Emile Blémont, il pourra alors contempler les nombreux éléments d’inspiration Art Déco qui ornent les façades, des fenêtres horizontales en saillie qui reposent sur des consoles de ciment, des petits balcons individuels en demi-cercle. Un œil aguerri remarquera peut-être même leurs nombreux motifs, ici des petits carrés de faïence encadrant les loges des gardiens, là une alternance des couleurs ou de l’épaisseur des briques.

Les premiers immeubles sortent de terre en février 1929, courant des numéros 2 à 8 de l’actuelle rue André Messager. Deux années plus tard, les numéros 9 et 10 de la même rue sont érigés et ce n’est qu’en 1933 que la construction de la cité s’achève. Le matériau choisi est la brique, conçue à partir d’argile ponctionnée directement sur les bords de Seine et dont la cuisson est réalisée dans l’une des briqueteries de la capitale. Mais pour véritablement comprendre son architecture si particulière, il faut se plonger dans les archives et ressortir les livres d’histoire !

Au commencement étaient les chevaux et l’insalubrité

Avant le commencement des premiers travaux, ce terrain de trois hectares abritait l’un des dépôts de la CGV (Compagnie générale des voitures) mais aussi un ensemble de logements « insalubres », dans lesquels habitaient quelque 2 750 Parisiens. Crée en 1885, la CGV est l’une des trois entreprises parisiennes de location de fiacres, à la course comme à l’heure. Au plus fort de son activité, le dépôt sur le site Blémont accueille autour de cinq cents chevaux, qui y sont soignés et nourris. Les voitures y sont également entreposées. La société décide de miser sur la motorisation et abandonne son activité hippomobile pour installer ses ateliers de remisage d’automobiles à Aubervilliers. L’acte de vente à la Ville de Paris est alors signé en mai 1922, d’après les archives qu’a pu se procurer Fanny Gibert, membre de l’association du Petit Ney qui propose des balades historiques du 18e arrondissement. L’entrepôt est rasé peu de temps après et la construction de la première tranche de logements débute !

Quant aux habitations insalubres, « leur destruction est plus longue car la Mairie rencontre une forte résistance des populations habitant sur le site » précise Fanny Gibert. Le début des travaux se situe autour de l’année 1929, date à laquelle sont ouvertes les rues Emile Blémont et André Messager, remplaçant les trois impasses qui traversaient l’îlot insalubre. Appelées impasse « du Mont Viso », « des Deux Frères » et « Kroumir », cette dernière laisse à penser que l’îlot hébergeait entre autre une population issue de l’immigration, la Kroumirie désignant la région frontalière entre l’Algérie et la Tunisie.

La petite histoire dans la grande

Au tournant du XXe siècle, les logements existants peinent à accueillir l’ensemble des travailleurs venus des campagnes chercher du travail dans les industries qui se développent dans la capitale. Si la classe ouvrière trouve à se loger, cela se fait bien souvent dans des logements de fortune aux conditions sanitaires déplorables. Dix-sept « îlots insalubres » sont ainsi recensés sur le territoire de la capitale dans lesquels des cas de maladies infectieuses sont rapportés. Alors que les ravages causés par le choléra en 1854 sont encore dans tous les esprits, les spécialistes tendent à associer le développement de bactéries mortelles à une trop forte densité de population et à un manque de ventilation et d’ensoleillement des logements, souvent dû à l’étroitesse des voies qui les desservent. La production/réalisation d’un habitat « sain », selon le vocable d’usage, permet de prévenir la survenue d’épidémies et de traiter les « déviances » de la classe populaire, comme l’alcoolisme et les épisodes insurrectionnels. L’urbanisme hygiéniste est né !

Jusqu’alors la construction des logements sociaux reposait sur des initiatives privées, via des sociétés philanthropiques, comme la fondation Rothschild, à qui l’on doit aussi le numéro 177 de la rue de Belleville dans le 19e arrondissement. En 1922, l’Etat français pose les jalons d’une politique publique d’envergure avec la loi Bonnevay qui crée les Offices publics d’habitations à bon marché et publie les premiers cahiers des charges des logements.

Trois types d’habitations sont construites dont le confort varie en fonction du public visé : les HBMO « à confort réduit » pour les ouvriers, les HBMA « améliorées » pour les employés et enfin les Immeubles à loyers moyens (ILM), sorte de haut de gamme du logement social. Ces établissements publics autonomes se voient accorder des prêts à taux très bas par la Caisse de dépôt. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale interrompt le programme, qui est repris et accéléré par la loi Loucheur de 1928, prévoyant l’édification de 200 000 HBM sur l’ensemble du territoire français, financée par l’Etat à hauteur de 90 %.

Les habitations à bon marché, une révolution urbanistique

« Les habitations à bon marché, c’était révolutionnaire pour l’époque ! » souligne Mohaman Haman, architecte et urbaniste exerçant dans le 18e arrondissement depuis une trentaine d’années, une synthèse entre le souci de la rentabilité, la référence aux codes haussmanniens et les préceptes hygiénistes. Construits sur une base de béton et de pierre calcaire poreuse afin d’éviter les remontées d’humidité, les HBM s’élèvent sur un maximum de sept étages pour assurer un ensoleillement convenable des appartements, le dernier étant en général aménagé en atelier d’artiste. Quand cela est possible, ils sont traversants, pour garantir une ventilation naturelle et leurs fenêtres sont orientées au sud. Leur organisation se fait en îlot autour d’une cour intérieure, dont le nettoyage est facilité par une arrivée d’eau directement prélevée dans la Seine. Des espaces récréatifs peuvent ainsi être aménagés, à l’abri « des contacts malsains et souvent dangereux de la rue 1 », et le contrôle des allées et venues par le concierge, facilité ! Le développement d’une vie communautaire y est souvent favorisé, par la création de services communs comme des bains-douches, des buanderies et parfois même des écoles au sein des cités.

Des logements très modernes donc, mais qui, faute parfois de moyens suffisants, ne mettent pas complètement fin à une certaine précarité de l’habitat. Si à partir des années 1930 chaque appartement doit être équipé de sanitaires, il faudra attendre la Palulos (Prime à l’amélioration des logements à usage locatif et à occupation sociale) en 1988 pour que les travaux commencent à Blémont. L’aménagement du coin douche se fait en rognant sur la cuisine, et le résultat est parfois moins bon que les constructions artisanales des habitants ! La mise en place d’un chauffage central date également de cette époque, les familles utilisant jusque-là des poêles à charbon, pour lesquels avaient été installés des conduits d’évacuation de la fumée. La fin de la concentration des populations aussi devra attendre. Les appartements, 815 au total, dont la surface n’excède pas 45 m2 abritent souvent des familles nombreuses, et toute la fratrie doit dormir dans une même petite chambre de dix mètres carrés.

A Blémont, on ne fait pas qu’y habiter, on y vit !

Le plus grand changement qu’a connu la cité est sûrement à chercher aux rez-de-chaussée, où étaient installés, jusqu’au début de notre siècle, de nombreux commerces de proximité, qui ont aujourd’hui laissé place à des disquaires et labels.

Rue André Messager est inauguré en 1929 le premier atelier de fabrication français de yaourts de l’entreprise Danone, à l’époque vendus comme un médicament en pharmacie. Fort de son succès commercial, la compagnie délocalise son atelier en 1932, celui-ci étant devenu trop exigu pour répondre à la demande.

En remontant, à l’angle de la rue Letort, on pouvait faire ses emplettes dans la première épicerie en libre-service de France, inaugurée en 1948 par la famille des commerces Goulet-Turpin. Une des premières habitantes de la cité, Gisèle2, dont le témoignage a été recueilli par l’équipe du Petit Ney raconte : « Les filles de l’épicier surveillaient les clients de près pour qu’il n’y ait pas de vol !  » Si l’épicerie suscite la curiosité des riverains à son ouverture, ceux-ci finissent par lui préférer les épiceries classiques du quartier car « ça avait beau ne pas être en libre-service, au moins on nous y faisait crédit ».

Le tournant des années 2000 est marqué par la crise de l’industrie musicale et, sous l’impulsion de la Mairie, la gestion des locaux est progressivement accordée au Mila, association de soutien à la filière musicale. Ce dispositif doit également permettre de « redynamiser le quartier en attirant différentes associations » explique le cabinet du maire actuel du 18e arrondissement, contacté par téléphone.

L’autre élément emblématique de la vie de la cité, c’est sa placette, rebaptisée ironiquement « Blémont plage » par les habitants au moment de l’accession aux congés payés en 1936. « On y passait nos étés quand on était gamins. On jouait au ballon et, quand le laitier arrivait pour faire sa distribution, on se précipitait pour monter à l’arrière. Ça nous permettait de faire un petit tour de quartier ! » se rappelle Gisèle. Aujourd’hui encore elle accueille les matchs de foot des enfants du quartier, surtout depuis sa piétonisation complète en 2019. Beaucoup de choses peuvent changer en un siècle, mais certainement pas le plaisir, quand on est bambin, de courir derrière un ballon ! •

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