Journal d’informations locales

Le 18e du mois

Abonnement

FacebookTwitter

novembre 2023 / Histoire

WEPLER : TOUJOURS LE RENDEZ-VOUS DES ÉCRIVAINS

par Dominique Delpirou

Témoin de l’histoire du quartier depuis plus de cent trente ans, la grande brasserie de la place de Clichy garde présente la trace du passage des plus grands artistes de cette période.

Une photo grand format, prise en 1952, depuis le balcon d’un immeuble situé derrière le monument au maréchal Moncey, offre une vue spectaculaire et saisissante de la place de Clichy. Un espace presque vide (est-ce en plein mois d’août ?) où circulent quelques voitures, deux ou trois autobus, un cycliste et que traversent des piétons insouciants. La rue appartient à tous. En arrière-plan, on aperçoit la pyramide tronquée du Gaumont Palace, chef d’œuvre d’art déco conçu par l’architecte Henri Belloc (longtemps le plus grand cinéma du monde) ; côté droit (vu de l’observateur), le lycée Jules Ferry ; sur le terre-plein central, la station de métro et un kiosque à journaux.

Mais ce qui s’impose au regard, occupant deux angles de la place, ce sont les auvents d’un café, dont le nom est caché par deux arbres, et sa terrasse à l’ombre dont se détache un serveur en habit. Depuis soixante ans déjà, la fameuse brasserie Wepler proposait ses services de bar et de restauration aux passants et aux habitués.

En effet, même si ses origines sont plus anciennes – la première maison se situait au 10 grande rue des Batignolles, l’avenue de Clichy aujourd’hui – c’est en 1892 qu’elle trouve son emplacement actuel au 14 de la place de Clichy et qu’elle acquiert son caractère de brasserie. À cette époque, elle reste ouverte jusqu’à trois heures du matin pour que puisse y souper, à une heure tardive, le public des cabarets et des théâtres. Le menu est varié mais les fameuses huitres (de Bretagne, puis d’Oléron ou d’Ostende) et les saucisses-choucroute accompagnées de bières, effet de la mode alsacienne, sont les plus demandées.

En cette année 1892, Verlaine, malade, mène une vie de misère. Il erre entre des logis provisoires et les hôpitaux parisiens. Devenu un habitué des cafés du quartier latin (plusieurs photos de Dornac le montrent au café François 1er), il n’assistera pas à l’inauguration du « nouveau Wepler » qui, avec sa salle de billard sous verrière, occupait une surface plus importante que de nos jours.

Où se rencontrent les peintres et les poètes

Se rappelle-t-il seulement la période de ses folles années de jeunesse dans le quartier des Batignolles où il vécut successivement au 28 rue Truffaut en 1857, au 10 rue Nollet (alors rue Saint-Louis) en 1860, au 43 rue Lemercier en 1863 et enfin au 26 rue Lécluse entre 1865 et 1870 ? À cette époque, la plus grande effervescence régnait dans la grande rue des Batignolles. Au café Guerbois, à l’abri du tintamarre de l’avenue, Verlaine et Rimbaud faisaient scandale. Ils retrouvaient autour d’Édouard Manet, les figures marquantes de l’impressionnisme naissant, Henri Fantin-Latour, Edgar Degas, Claude Monet, Alfred Sisley, Cézanne, Pissarro. Sans doute l’auteur de Sagesse déjeuna-t-il, au cours de ces folles années, au restaurant Wepler avec ses amis poètes, Stéphane Mallarmé, Villiers de L’Isle-Adam, Catulle Mendès, Hérédia, Leconte de Lisle ; peut-être aussi avec Émile Zola qui à 26 ans, avait choisi de s’installer, avec sa mère et sa compagne, dans le quartier des Batignolles, pour se rapprocher de Manet. Au décès du peintre tous ses amis se retrouvèrent pour un repas chez le Père Lathuille, un cabaret des Batignolles que Manet avait immortalisé trois ans avant sa mort.

De Toulouse-Lautrec à André Breton

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la brasserie Wepler connait l’une de ses périodes les plus fastes. Il faut dire que le village des Batignolles, bien que rattaché à la capitale depuis 1860, demeure, avant la Première Guerre mondiale, un petit bout de campagne. C’est là qu’on file le dimanche, loin des regards, de la foule, du bruit, des convenances, des contraintes de la société parisienne pour une journée de campagne afin de déguster, dans le jardin d’une guinguette, un petit vin blanc pas cher. Toulouse-Lautrec vient en voisin depuis la rue Caulaincourt, la rue Fontaine ou l’avenue Frochot, selon les lieux de ses ateliers. Ricardo Opisso-Sala, peintre et dessinateur catalan, le croque en 1898 avec Romain Coolus, sirotant une absinthe à la terrasse de la brasserie Wepler.

Puis dans les années 1900, ce sont Picasso, Modigliani qui y retrouvent Apollinaire, Utrillo, sa mère Suzanne Valadon ou son ami Francis Carco, l’auteur de Rue Pigalle.

En 1908 Vuillard, qui a rejoint, à l’initiative de Maurice Denis le groupe des Nabis, peint l’intérieur du restaurant dans des tons clairs donnant à ce moment un caractère paisible et léger. Avec Pierre Bonnard, c’est l’inverse. Il peint l’extérieur depuis une table du café, à travers sa vitrine. « Peintre de la vie moderne » vivant à Montmartre, l’artiste est un observateur attentif de la vie citadine. Il s’inspire notamment des lieux qu’il arpente, à proximité de son atelier, mais aussi de la vie des cafés. Place Clichy (1912) dépeint une scène de rue pleine de fantaisie. La lumière pâle laisse deviner la fraîcheur et l’éclat d’une matinée de printemps. On retrouve ici comme dans d’autres toiles « le va-et-vient des passants… ». Un petit enfant, vêtu de blanc, semble nous regarder. Sur l’auvent de la brasserie, on peut lire à l’envers « Soupers-Brasserie ». Dans la position du spectateur, les deux garçons de café, à contre-jour dans leur costume sombre et leur tablier blanc, observent depuis la terrasse, la rue qui s’anime. Bonnard a peint la place de Clichy à plusieurs reprises, en particulier le café Le Petit Poucet (1928). Avant la guerre, Marcel Proust venait régulièrement au Wepler. Il faisait une apparition vers deux heures du matin et, engoncé dans sa pelisse, commandait au maître d’hôtel une grappe de raisin…

Durant les années 14/18, la brasserie fut saccagée par des excités qui s’attaquaient à tout ce qui avait des consonances allemandes. Il fallut reconstruire. Blaise Cendrars donnait alors rendez-vous à son ami Fernand Léger sur la place de Clichy. Il se rappelle la fascination du peintre pour les échafaudages et les nombreuses affiches. C’était une source d’inspiration pour Léger.

En 1926, André Breton et Léona Delcourt vivent une brève et intense passion. André croise Nadja, inspiratrice de son livre, le 4 octobre 1926 rue Lafayette devant la librairie du journal L’Humanité. C’est le début d’une relation dont Breton se lassera au bout de quelques jours, mais qui perdurera quelques semaines pour cesser à la fin de l’année 1926. Une des lettres, non datée, de Nadja -qui habitait dans un hôtel rue Becquerel- à André est écrite sur le papier à en-tête du Wepler : « Mon André, C’est fort quand je suis seule j’ai peur de moi-même… Quand tu es là… le ciel est à nous deux… et nous ne formons plus qu’un… rêve si bleu… comme une voix azurée, comme ton souffle. André je t’aime. Pourquoi dis, pourquoi m’as-tu pris mes yeux. Ta Nadja ». Peu de temps après elle sera internée jusqu’à sa mort.

Lieu de plaisir pour Miller et Céline

En 1930, Henri Miller arrive à Paris. Ce ne sont ni les salons ni les mondanités qu’il recherche mais le Paris populaire et ses quartiers « interlopes ». C’est en marchant qu’il découvre la capitale. Il marche et marche, sans relâche. « Il n’y a presque pas de rue à Paris que je n’aie connue. Sur chacune d’elles, je pourrais mettre une plaque commémorant en lettres d’or quelque riche expérience nouvelle, quelque profonde réalisation, quelque moment d’illumination […] J’avais les rues pour amies et les rues me parlaient le langage triste et amer de la misère humaine. » (Souvenir, souvenirs, 1953). En 1932, il s’installe à Clichy et fréquente le café Wepler, qu’il appelle un « vestibule vaginal de l’amour », comme poste d’observation et d’écriture. Il écrit à son ami Brassaï : « PS : ici au café Wepler, on joue toujours la Lustige Witwe – La Veuve joyeuse – comme une monomanie des obsédés. Et le chanteur, il chante toujours le même air du Barbier de Séville : Picoropicoropicoropicorpicoro !! PS 2 : C’est très joli d’être la dame du lavabo ici avec cette douce musique viennoise. On peut s’imaginer à Vienne ou à Buxtehude ou à la Gare de Lyon. » Et dans Jours tranquilles à Clichy, il complète le portrait du lieu : « Du côté de la place Clichy, se trouve le café Wepler qui fut longtemps mon repère favori. Je m’y suis assis à l’intérieur ou sur la terrasse, par tous les temps. Je le connaissais comme un livre. Les visages des serveurs, des directeurs, des caissières, des putains, des habitués même ceux des dames des lavabos sont gravés dans ma mémoire comme les illustrations d’un livre que je lirais tous les jours. ».

Durant cette année 1932, Miller, bien qu’il n’ait jamais rencontré Céline, qu’il admire, a pu lire, avant sa parution, le Voyage au bout de la nuit. On se souvient des premières lignes du livre qui a révolutionné le style narratif : « Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C’était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l’écoute. « Restons-pas dehors ! qu’il me dit. Rentrons ! […] Cette terrasse, qu’il commence, c’est pour les œufs à la coque ! Viens par ici ! ». Pour Miller comme pour Céline le quartier de la place de Clichy est associé au plaisir, sinon au sexe. Tous les deux reniflent « les rues étroites et tortueuses, bordées de petits hôtels et les putains debout sur le seuil, sous une lumière rouge […] les cafés à la Francis Carco, où les maquereaux jouent aux cartes en surveillant leurs femmes sur le trottoir. » (selon Anaïs Nin), un « cloaque infect » (selon Léon Daudet).

D’immenses salles de billard

Juste avant la seconde guerre mondiale, c’est Léon Paul Fargue qui donne la description la plus précise du Wepler, dans Le Piéton de Paris : « J’aime cette boîte à musique importante comme un paquebot. Le Wepler de la place Clichy est rempli de merveilles, comme le concours Lépine. Il y a d’abord à boire et à manger. Et des salles partout, ouvertes, fermées, dissimulées. La voilure amenée, ces salles sont habillées en un rien de temps. Les femmes se distribuent selon leur îlots, leurs sympathies, contre le décor et les boiseries 1900. Au milieu, composé de prix du Conservatoire, l’orchestre joue son répertoire sentimental, ses sélections sur Samson et Dalila, la Veuve joyeuse ou la Fornarina, avec de grands solos qui font oublier aux dames du quartier leur ménage et leurs chaussettes […] Célèbres, les salles de billard du Wepler sont immenses, composées et distribuées comme les carrés de gazon d’un jardin. […] La grande salle de billard du Wepler a quelque chose d’une bourse. Des consommateurs se serrent la main sans se connaître. »

Les années de la Deuxième Guerre mondiale voient la réquisition du Wepler à l’usage exclusif des soldats allemands.

Hommage aux écrivains

Mais revenons à l’année 1952, l’année de la photo. Boris Vian est un habitué du Wepler. Il y fixe ses rendez-vous. Petitement logé au 8 boulevard de Clichy, il s’en rapproche en 1953, en déménageant au 6bis cité Véron. C’est le moment où la brasserie est amputée d’un espace pour permettre la construction du cinéma Pathé qui doit concurrencer le célèbre Gaumont-Palace voisin. Finis le billard et la salle de danse. L’ambiance qui règne place de Clichy est toujours aussi animée. Georges Simenon y voit, dans son roman Le Grand Bob, « l’un des carrefours de Paris où la vie est la plus bouillonnante, à la limite du monde des petits bourgeois, de celui des ouvriers et des employés, enfin de la bohème et de la noce », ce que reflètent bien les photos de l’époque.

Bien des années plus tard, Patrick Modiano évoquera furtivement un lieu plus apaisé dans son livre Chevreuse : « Il y aurait aussi, non loin de Montmartre, de la place de Clichy ou de la brasserie Wepler, cet hôtel tranquille dont Michel de Gama prétendrait être le gérant et dont Camille aurait travaillé à la comptabilité sur un bureau dont un tiroir contiendrait un carnet de cuir vert, un agenda qui citait son nom ! »

Ce riche passé a conduit Marie-Rose Guarniéri, fondatrice de la Librairie des Abbesses, associée au Wepler et à la Poste, à créer, en 1998, le Prix Wepler-Fondation La Poste. Ce dernier rend hommage à tous les écrivains qui y ont trouvé refuge.

Douze ouvrages sont en compétition pour l’édition 2023. Le prix sera remis le 13 novembre prochain.

Photo : Musée Carnavalet, Histoire de Paris

Dans le même numéro (novembre 2023)

  • Le dossier du mois

    « PAS DE PAPIERS, PAS DE JO »

    Sandra Mignot
    Prévue et minutieusement organisée de longue date, l’occupation de l’unique chantier lié aux Jeux olympiques et paralympiques dans Paris a permis à quelque 150 travailleurs sans titre de séjour de retrouver l’espoir. Récits en deux temps de l’opération et des négociations.
  • La vie du 18è

    MechaXMendy, UN MANGA À LA FRANÇAISE

    Maxime Renaudet
    Psychologue dans le civil, Trickster publie le tome 1 de son tout premier manga : MechaXMendy. Rencontre avec un passionné autodidacte.
  • Montmartre

    AU RÊVE, RÉVEILLÉ

    Dominique Boutel
    Retour à la vie pour un emblème de l’histoire montmartroise.
  • La Chapelle

    AU BOIS DORMOY, DES ÉCOLIERS HORS LES MURS

    Véronique Soulé
    Des professeures font classe dans la nature pour une approche nouvelle du travail scolaire, hors du quotidien.
  • Halle Pajol

    HALLE PAJO, Quel cap pour la salle de spectacle ?

    Sylvie Chatelin
    Avenir encore incertain pour la salle de spectacle située dans les locaux de l’auberge de jeunesse de la Halle Pajol. L’arrivée d’un nouveau directeur sera-t-elle source d’un nouveau départ ?
  • Culture

    CÉRAMIQUE ET ART BRUT À LA HALLE SAINT-PIERRE

    Dominique Boutel
    La Halle Saint-Pierre propose deux nouvelles expositions qui revisitent, chacune à sa façon, la question de l’artiste et de l’œuvre d’art.
  • Les Gens

    Christine Legall, l’éveil de la culture

    Dominique Boutel
    Coordinatrice des trois centres d’animation du 18e, Christine Le Gall est amoureuse de son quartier, et surtout des gens qui y vivent avec lesquels elle partage sans relâche sa conviction que la culture est vitale pour exister.