Rencontre avec Rachid Arar autour d’un café, dans son royaume, le patio du restaurant solidaire « La Table ouverte » à la Goutte d’Or.
Difficile d’avoir un entretien suivi avec cet homme-là, tant, à l’instar du parrain de Coppola, il est sollicité en permanence. Mais lui, c’est un parrain bienveillant, que tout le monde connaît et dont chacun loue la générosité et la sincérité.
Rachid et la Goutte d’Or, c’est l’histoire de toute une vie. Il y est né voilà bientôt soixante ans, d’une famille algérienne originaire de Beni Menir dans la région de Tlemcen d’où son père est arrivé en 1957. A la maison, il « parle l’arabe de ses parents », fait toute sa scolarité dans le quartier, maternelle à Saint-Luc, primaire à Jean-François Lépine et la suite au collège Marx Dormoy. Il parle avec nostalgie de la Goutte d’Or de son enfance et de sa jeunesse. « C’était un village, tout le monde se connaissait, se respectait, la population était plus mélangée, il y avait plus de Français, d’Espagnols, de Portugais. » L’Algérie, la Goutte d’Or, ce sont « deux mondes différents », et le déracinement était « terrible pour les parents ». Il est quelquefois « tenté par le “retour” mais pas possible », sa vie, ses trois enfants et autant de petits-enfants sont ici même s’il a construit une maison là-bas.
La générosité dans les gènes
La solidarité et la générosité, c’est un « héritage familial ». Son grand-père « avait un bar au village et aidait tous les étrangers qui passaient ». Une fois arrivé à la Goutte d’Or, son digne fils aide ceux qui arrivent du bled à Paris. Il tient un bar au 18 rue de la Goutte d’Or jusqu’en 1976, en plus de son métier de terrassier et de poseur de câbles. Tandis que son épouse élève leurs dix enfants, quatre filles et six garçons.
Tout naturellement, Rachid reprend le flambeau et démarre des « permanences sociales, un accompagnement auprès des administrations, des banques, des médecins » pour ceux qui en ont besoin. Cet embryon devient officiellement La Table ouverte en 2009 et s’installe sur le terrain, alors vague, où s’élève maintenant le 360 Paris music factory avant d’être hébergé en 2011 par l’Institut des cultures d’islam. La friche Polonceau, c’est lui également. Depuis trois ans ce terrain vague, un temps promis à la construction d’une mosquée, est devenu un lieu d’accueil. Des animations sont proposées toute l’année, les enfants viennent voir les poules et les pintades, les mamans jardinent et les vieux chibanis prennent le soleil.
Le Bon Samaritain
C’est à La Table ouverte que, pendant le premier confinement, Rachid et son équipe de bénévoles ont assuré tous les jours la préparation et la distribution de plus de 600 repas, un tour de force. Car l’homme sait s’entourer et fédérer. Parmi les fidèles qui l’accompagnent, Redouane le décrit, tout sourire et d’une voix affectueuse, comme « quelqu’un de bonne famille, respectueux, bien élevé ». Mohamed Sadi, qui travaille avec lui depuis des années, le confirme et ne tarit pas d’éloges : « Rachid, c’est le Bon Samaritain de la Goutte d’Or. Il n’y en a pas dix comme lui, tous ceux qui viennent vers lui pour de l’aide, il ne les laisse pas repartir. » Pour la petite histoire, Mohamed est devenu le personnage principal du film Le chant d’Ahmed de Foued Mansour grâce à Rachid qui l’a convaincu de faire au moins des essais. Argument imparable : « Rachid m’a dit, si tu ne fais pas ce film, on ne se parle plus. »
Pour Michel Antoine, de l’association Solidarité Saint-Bernard, Rachid est « étonnant ». Ils travaillent main dans la main dans l’aide aux plus démunis. Pour lui, Rachid a « un grand souci de la dignité humaine, il tient par exemple à ce que les gens aient des vrais couverts et il s’intéresse à la personne dans sa globalité ». Lui aussi le définit comme « généreux, excellent organisateur, ouvert, astucieux, ayant le sens des partenariats et une vision globale ».
Rachid est « très inquiet pour l’avenir du quartier ». Surtout pour les jeunes à qui « on ne donne aucune chance ». Il pense qu’on « aurait dû favoriser plus la culture au lieu de rester dans le déni » et cite plusieurs fois le théâtre comme « moyen d’expression qui donne confiance en soi et qui devrait se faire dans les écoles ». Il est admiratif du travail de Sylvie Haggaï, créatrice de la compagnie Gaby Sourire, qui se dit elle-même « intriguée par Rachid qui a une énergie incroyable, qui est en première ligne, en observateur, très sincère ». Nul doute que ces deux-là se retrouveront un jour autour d’un projet commun. Lydie Quentin, directrice des Enfants de la Goutte d’Or (EGDO) qui connaît bien Rachid, partage son avis sur la politique jeunesse. Elle n’est pour autant « pas toujours d’accord avec lui », et ajoute que « beaucoup ont été très déçus quand il s’est engagé auprès de Pierre-Yves Bournazel », lorsque celui-ci l’a sollicité pour les municipales 2014 lui proposant un poste d’adjoint.
Tomber de rideau
Que fait Rachid Arar du (peu de) temps libre qu’il lui reste ? Quotidiennement, à 18 h, il rentre chez lui, auprès de son fils autiste et de sa femme Souhila, cuisinière à La Table ouverte. Il lit beaucoup, trois à quatre livres par mois, et voue une passion à Yasmina Khadra. Il a d’ailleurs rencontré l’auteur algérien par hasard rue de la Goutte d’Or, l’a abordé et lui a proposé de venir dédicacer son dernier livre Le sel de tous les oublis, à la fin du confinement dans son restaurant. Don Quichotte illustre la couverture du livre, tout un symbole.
Et « juste retour des choses » comme il le dit, la boucle sera (presque) bouclée avec son nouveau projet : lorsque ce journal sortira, il aura en effet signé pour la reprise du restaurant À la Goutte d’Or, fermé depuis juin 2019, au 45 rue de la Goutte d’Or, là même où la famille Arar a habité près de vingt ans et qui a été le premier immeuble à être rasé lors de la rénovation du quartier dans les années 1990.
Un homme qui a toujours les portraits de Marie-Pierre Larrivé et Noël Monier, fondateurs du 18e du mois, accrochés au mur de La Table Ouverte, ne peut être que quelqu’un de bien... ce n’est pas nous qui dirons le contraire.
Photo : Dominique Dugay