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juin 2013 / Histoire

De la Goulue à Mistinguett : Les grandes heures du Moulin Rouge [Article complet]

par Noël Monier

Le Moulin Rouge, place Blanche, est sans doute l’établissement de spectacle parisien le plus connu au monde. Cette célébrité, il la doit à son histoire et aux grands noms qui l’ont marquée.

Joseph Oller a cinquante ans lorsque, le 6 octobre 1889, il ouvre le Bal du Moulin Rouge. Ce Catalan aux yeux rieurs a débuté dans la carrière d’entrepreneur de spectacles en organisant à Bilbao, à l’âge de dix-sept ans, des combats de coqs.

Venu en France, il s’est intéressé aux courses de chevaux et a créé, en 1867, le Paris mutuel. Il a ouvert, en 1874, les Fantaisies Oller, devenues bientôt le Théâtre des Nouveautés. En 1885, il a fait construire l’immense Piscine Roche­chouart, un bassin de natation, des bains à vapeur, cinq cents cabines réparties dans des galeries qui s’étirent autour des bassins, sur une longueur de 1500 mètres chacune… puis, faubourg Saint-Honoré, le Nouveau Cirque (à l’endroit où se trouve actuellement la salle Pleyel).

Plus tard, après le Moulin Rouge, il créera en 1893 le premier music-hall français, l’Olympia, boulevard des Capucines. C’est dans sa branche un inventeur. En 1887, il a racheté, place Blan­che, les locaux d’un ancien bal fermé depuis trois ans, la Reine blanche. Il a beaucoup de projets, mais peu d’argent. Il cherche et il trouve des capitaux.

Il s’associe avec Charles Zidler. Celui-ci, autodidacte absolu (il a appris à lire et à écrire tout seul à l’âge de quatorze ans), a été ouvrier tanneur, boucher, commerçant en gros, avant de se lancer lui aussi dans l’industrie du spectacle. Il a dirigé l’Hippodrome, place de l’Alma. Ensemble, ils inventent la formule du Moulin Rouge.

Les danseuses au milieu du public

En 1889, après les batailles politiques qui ont marqué ses premières années, la IIIe République a triomphé. Cette stabilité politique, en même temps qu’une situation économique florissante, fait que l’argent coule entre les doigts, du moins ceux des gens riches. Zidler, qui est le maître d’œuvre des spectacles, va tout baser sur deux idées : la fête et la proximité des acteurs (danseurs, danseuses) avec le public.
Le Moulin Rouge n’est pas un bal pour la clientèle populaire du quartier. L’ambition des fondateurs est d’y attirer les gens des classes supérieures cherchant le dépaysement, les riches étrangers en visite à Paris. Tout doit être fait pour le pittoresque. Attractions à 20 h, bal à 22 h. Le Vendredi saint de chaque année, exceptionnellement, il y a un concert de musique classique.

À l’origine, le chahut

Le Tout-Paris est là le jour de l’ouverture : au hasard de la foule, on reconnaît le prince Po­niatowski, le prince Troubetzkï, le comte de la Rochefoucauld, Elie de Talleyrand, des bourgeois fortunés parmi lesquels Alexandre Duval, créateur du bouillon Duval, quelques écrivains en vue, des peintres…
Le décor, farfelu, avec ce faux moulin à vent dont les ailes sont entraînées par un moteur et, sur le côté, une curieuse imitation de château médiéval (aujourd’hui disparue), a été imaginé par le dessinateur montmartrois Willette. À l’intérieur, une grande salle de bal ornée de drapeaux, avec au fond une étroite estrade pour l’orchestre : ce n’est pas une salle de spectacle et les danseuses du fameux quadrille lèvent la jambe au milieu du public, parfois invité à se mêler à elles.
Derrière, un grand jardin avec des tables, une petite scène et un immense éléphant de stuc.
L’idée de génie d’Oller, c’est de ressusciter une danse qui avait eu son heure de gloire au milieu du XIXe siècle, le «  chahut  » (dont le nom resta dans le vocabulaire français comme synonyme de désordre), appelée aussi le «  cancan  ». Cette danse, en 1889, était passée de mode depuis une quinzaine d’années ; Oller et Zidler vont la relancer en lui donnant une forme échevelée, provocante, sous le nom de French cancan.
Les danseuses s’appellent Grille d’Egout (ainsi nommée à cause de ses dents écartées), la môme Fromage, la Sauterelle, Nini Pattes en l’Air (qui habite un peu plus loin dans une baraque du Maquis de Montmartre où elle se fait appeler « Mme veuve Monier »), la Torpille, Hirondelle, Arc-en-Ciel, la Comète, la Mistral, Rayon d’Or, et puis la môme Cricri, la Ton­kinoise et Macarona, trois sœurs, filles d’un marchand de volailles du boulevard du Mont­parnasse, et la Panthère, Pâquerette, Risette, Pigeonnette, la Tour Eiffel, Vol au Vent…
La meneuse de la troupe est la Goulue (Louise Weber), ancienne blanchisseuse aux formes rondes, aux cheveux roux, modèle pour peintres, danseuse au tempérament endiablé. Elle habite rue Norvins. Elle animait auparavant, avec Valentin le Désossé, les nuits de l’Elysée-Mont­martre, d’où Oller les a débauchés.
Valentin, de son vrai nom Jacques Renaudin, silhouette dégingandée aux mains et aux pieds immenses, d’une souplesse et d’une légèreté invraisemblables, est le fils d’un notaire de Sceaux. Il a passé la quarantaine.
Oller fera de la Goulue et de Valentin des célébrités parisiennes. Mais celui qui les fera connaître dans le monde entier, c’est Henri de Toulouse-Lautrec.

Une table retenue pour Lautrec

L’héritier des comtes de Toulouse a installé son atelier de peintre depuis 1885 à l’angle de la rue Tourlaque et de la rue Cau­lain­court. Dès le soir de l’ouverture, il fréquente le Moulin Rouge, où tout l’attire, le mouvement, les couleurs, l’ambiance frelatée… Une table lui est réservée. Il multiplie les pastels, les tableaux dont le Moulin Rouge, ses danseurs et danseuses, ses habitués sont le sujet inépuisable. Zidler lui commande plusieurs affiches.
Mac Orlan le décrit : «  Lautrec attablé, ses courtes jambes pendantes, la bouche épaisse dans la barbe frisée et le chapeau melon posé en avant sur les yeux, absorbait en quelque sorte par endosmose et capillarité la lumière du gaz qui baignait les danseuses éparpillées pour le quadrille, la stridente fanfare saluant Orphée aux Enfers, les boniments des filles éternellement en quête de la consommation entremetteuse, la silhouette funambulesque de Valentin, les macfarlanes des habitués, la tunique du garçon municipal et, au-dessus, l’ange équivoque de la joie de vivre entre minuit et trois heures du matin. »(1)
Il ajoute : « Il est difficile d’imaginer à travers l’œuvre de Lautrec que ces filles de Paris furent belles et désirables...  » Pourtant, quand on voit les photos faites à l’époque des danseuses du Moulin Rouge dans leurs dentelles (et parfois nues car elles posaient beaucoup pour peintres et photographes), on constate que Grille d’Égout, la Sauterelle, Hirondelle, Nini Patte en l’air et les autres étaient vraiment ravissantes.
Il en est une cependant dont Lautrec montre la beauté sans la couvrir de fard : Jane Avril, dite Fil de Soie, dont la longue et mince silhouette apparaît dans quantité de tableaux et affiches de Lautrec. D’un niveau intellectuel supérieur à celui des autres danseuses, elle débute au Moulin Rouge en 1892 et en devient vite la vedette, au grand dépit de la Goulue.
À côté du bal, le Moulin Rouge présente diverses attractions : Cha-hu-kao la clownesse, la chanteuse Yvette Guilbert qui connaît là ses premiers succès avant de devenir la vedette du Divan japonais… C’est là aussi que débute en 1890 un artiste qui fera une longue et brillante (bruyante) carrière : le Pétomane.
En 1892, moins de quatre ans après l’ouverture, les deux fondateurs se fâchent. Zidler s’en va. Il mourra en 1897. Oller change un peu la formule, donne davantage d’importance aux attractions.

Le baiser scandaleux de la momie

Fin 1902, harcelé par ses créanciers, Oller vend l’établissement à Paul-Louis Flers, qui le transforme de fond en comble pour en faire une salle de spectacle dans laquelle se succéderont les revues à grande mise en scène : Tu marches ? (1903), puis le Gâteau d’Or, la Belle de New York, etc., avec des danseuses et des comédiennes aux costumes de plus en plus légers, jusqu’à ce qu’en 1914 le nu (mais avec strass et paillettes) fasse son apparition dans Orgie à Babylone.
Le bal est relégué au sous-sol, et pas tous les jours.
En 1907, la revue Rêve d’Egypte provoque un énorme scandale. Le livret raconte l’histoire d’un archéologue qui trouve une momie, lui ôte ses bandelettes : c’est une ravissante jeune femme, qui s’éveille, séduit l’archéologue, et tous deux échangent sur scène un long baiser sur la bouche. Le scandale, c’est que le rôle de l’archéologue est tenu par une femme, et pas n’importe laquelle : la fille du duc de Morny, qui se produit à la scène sous le nom de Missy mais signe le livret de son vrai nom.
Quant à la momie, en collant très serré, elle s’appelle Sidonie-Gabrielle Colette, dite Colette tout court. Et le Tout-Paris apprend vit qu’elles sont aussi amantes dans la vie. À cette époque, Colette aide son mari, l’écrivain Gauthier-Villars dit Willy, à écrire des romans plutôt polissons et elle danse dans les music-halls. Elle deviendra plus tard un des grands écrivains français.

Le triomphe de Mistinguett

En 1907 également apparaît pour la première fois sur la scène du Moulin Rouge celle qui deviendra la reine des meneuses de revue, Mistinguett. Elle a trente-deux ans mais en paraît à peine dix-huit. Mistinguett avec ses jambes parfaites, son visage de titi parisien, la gouaille de sa voix rauque, Mistinguett qui invente avec Max Dearly la «  valse chaloupée  », mère de la java.
Avec la guerre de 1914-1918, les représentations s’espacent. Et en 1915, un incendie détruit une grande partie du bâtiment. Il sera reconstruit sous sa forme actuelle, bien plus modeste.
Les années 1925-1929 verront le triomphe absolu de Mistinguett. À cinquante ans, elle en paraît trente. Aucune autre vedette féminine ne lui dispute la première place. Les Dolly Sisters ont préféré démissionner. Ses partenaires hommes s’appellent Henri Garat, Dréan, Mauricet, Georgius et, en 1928, un jeune «  chanteur fantaisiste  » à l’accent parigot, enfant du 18e arrondissement (il allait à l’école communale rue de Clignancourt) : Jean Gabin, qui interprète, en imitant Maurice Chevalier, Ça c’est un’ goss’ de Paris.

Le Moulin Rouge devient un cinéma

Mais la concurrence est rude avec le Casino de Paris et les Folies Bergère. À partir de 1930, le Moulin Rouge ne présente plus des revues que par intermittences. Il est devenu un cinéma.
Notons tout de même, en 1937, le passage d’une troupe du Cotton Club de New York. Au sous-sol (là où fut ensuite installée La Locomotive devenue aujourd’hui La Machine), une salle de bal s’est rouverte, avec un succès mitigé. Pendant les années d’occupation, le cinéma restera ouvert, le dancing aussi, fréquenté régulièrement par les soldats allemands.
De temps en temps pourtant, le Moulin Rouge présente un spectacle. En juillet 1944, quelques semaines avant la libération de Paris, la vedette est Edith Piaf. On lui a imposé en première partie un débutant venu de Marseille, Ivo Livi, dit «  Yves Montand  », qui au premier abord, avec sa veste à carreaux tapageuse et ses airs «  zazou  » lui déplaît. Mais en l’écoutant chanter, elle change d’avis. Elle lui fera adopter comme costume de scène la chemise et le pantalon sombres qu’il conservera, elle l’aidera à choisir un autre répertoire – et en fera son amant.

Retour des revues à grand spectacle

Le Moulin Rouge ne redevient une salle de spectacle vivant qu’en 1951 : danse et attractions. À la direction se succèdent Jo France, Jean Bauchet et, en 1962, Jacki Clérico (décédé en janvier 2013 mais que son fils Jean-Jacques avait remplacé). Des vedettes partagent la tête d’affiche avec les danseuses du French cancan : Trenet, Aznavour, Line Renaud, Bourvil, Fernand Raynaud, Roger Pierre et Jean-Marc Thibaut, Jacqueline François, les Peter Sisters. Le spectacle repose sur des recettes inlassablement répétées et le public est constitué pour la plus grande part de touristes étrangers amenés par les tour operators.
Une curiosité : à partir de 1963, tous les titres de revues commencent par la lettre F, Frou-frou, Frisson, Fascination, Fantastic, Festival, Fol­lement (avec Lisette Malidor), Frénésie, Femmes femmes femmes, Formidable, et depuis 1999 Féeries encore à l’affiche aujourd’hui.

À lire : Le Moulin Rouge, par Jacques Pessis et Jacques Crépineau, éditions Hermé, 1989. (Riche documentation, superbes illustrations.)

Dans le même numéro (juin 2013)