C’est plutôt le cœur qu’on voudrait ici débonder de sa rage contenue depuis des semaines, mais le cœur ne dit pas tout d’une traversée humaine une fois que celle-ci s’est brisée net. Le cœur ne sait pas tout. Il nous faut aussi la ruminer, la penser, du moins tenter de le faire, cette putain de camarde qui a emporté Nadia Djabali. La penser absolument parce que s’il est une chose à jamais attachée à notre amie, c’est l’idée toute simple que la pensée en mouvement, la pensée travailleuse, nécessaire, aventurière, bricoleuse fait l’architecture d’une vie, son ardeur et sa dignité. Ne pas perdre la pensée en chemin, la risquer, oui, l’éprouver, oui, mais la perdre, ça non, ça jamais. Tous comptes faits, on n’a pas grand chose d’autre dans la besace, de solidement à soi, de substantiel, particulièrement quand on ne vient pas de la bourgeoisie intellectuelle et que cette pensée, on se l’est gagnée, on se l’est autorisée. Le travail de la pensée, c’est ce qui me reste d’elle. Pas orgueilleuse, cette pensée, ni revancharde, non, modeste, pratique, pirate quelquefois.
Nadia Djabali savait, pour s’y être multiplement écorchée, l’âpreté à penser le chaos de ce temps, tout ce qu’on ne parvient plus à articuler et qui explique nos impossibilités provisoires, l’intime et le collectif, le proche et le lointain, le culturel et le politique, les droits et les contraintes... Elle savait que tant de ressources – les siennes étaient innombrables – tenues à l’éveil, mobilisées, mises en ordre de bataille, n’y suffisaient pas, n’y suffiraient pas. Elle savait qu’il y manquait depuis longtemps un « être-ensemble », un « en-commun » sans lesquels cette pensée erre souvent à l’intérieur du labyrinthe, impuissante, orpheline. Pour celle qui non seulement ne voulait pas être vaincue, mais refusait que restent vaincus celles et ceux qui le sont, le constat était douloureux. Il ne pouvait pas ne pas l’être.
Aurait-il fallu s’arrêter pour autant ? Non, non justement ! Reconstruire la gauche, disait très souvent la vaillante, la non effarouchée, avec son corps de paysanne et sa bouille canaille. Elle a dit ça jusqu’au bout. Enfin presque… Quelquefois avec force. D’autres fois timidement. Oui mais on fait comment ? On raboute, on bricole, on voit ce qu’on a d’abord ou on reprend tout à zéro ? Et là, on se souriait. On scandait sans trop y croire qu’on allait s’y mettre, une fois qu’elle serait guérie. Dans le même temps, je me disais aussi par devers moi que ça n’allait pas être forcément simple de débattre encore et encore avec cette coriace aux mains nues. On se souriait. Il y avait tant de douceur, de liberté à faire le tour de nos archipels, de faire le compte de nos petites forces, sans nous mentir, sans se payer de mots, tout en nous camouflant toujours un peu. Il y avait sa pudeur. Il y avait ses secrets sobrement encapuchonnés et les amples silences qu’ils appelaient.
A quoi nous sert-il de penser ? Nadia Djabali avait sa réponse. A avancer. OK avancer, mais avancer, c’est quoi ? S’émanciper pardi, s’inventer encore et encore, avec l’art, la musique, la peinture, les mots, le féminisme, la politique, pas la politicienne, la politique qui se pense et se fait avec les autres, le journalisme, pas le journalisme cynique, pas le pseudo lucide, pas le supposément dupe de rien, non, le journalisme de l’intelligence sensible, celui qui a choisi son camp et ne s’en cache pas. Elle avait son programme pour la suite. Nous avons le même. Penser, avancer.
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