Encouragée par des clubs d’investisseurs citoyens et forte d’une expérience d’artisanat social en Inde, une jeune femme se lance le défi d’inciter la clientèle d’une laverie à se restaurer tout en se nourrissant d’art.
« Y a pas une semaine où je ne rentre pas chez moi avec des étoiles dans les yeux ». Cela fait un an qu’Anne-Charlotte Gandziri a ouvert La Corvée à Charles-Hermite. Une année pleine où le projet un peu fou d’un lieu associant laverie solidaire, restauration végétarienne et galerie d’art s’est concrétisé.
Cette jeune femme (aujourd’hui 28 ans) a suivi un cursus d’études (lettres classiques, école de commerce), pour travailler ensuite dans une agence de communication. Mais pas longtemps : « Je n’y suis restée qu’un an et demi, raconte-t-elle, car les missions n’étaient pas en accord avec mes valeurs. Je suis ensuite partie pendant dix-huit mois en Inde où j’ai accompagné des projets d’innovation sociale dans l’artisanat ».
Lien entre social et entrepreneuriat
Anne-Charlotte revient en France en 2019, avec l’idée de « construire un projet qui fasse le lien entre le social et l’entrepreneuriat ». Elle travaille main dans la main avec la Ville de Paris. Pourquoi avoir choisi Charles-Hermite ? « Le quartier de la Goutte d’Or où j’habitais était très riche en initiatives. A l’occasion de maraudes du côté de la porte de La Chapelle, en particulier à Charles-Hermite, j’ai constaté qu’il n’y avait pas de lieu de vie. »
L’arrivée du Covid va quelque peu retarder le lancement du projet, qui démarre en novembre 2021. Il prend place dans un grand bâtiment situé sur le boulevard Ney qui abrita pendant très longtemps une épicerie. « Je me suis inspirée d’une boutique qui existe à Colombes (92) – laverie, bouquiniste et salon de thé, raconte-t-elle. Et puis, j’ai été énormément épaulée par les Cigales, des clubs d’investisseurs citoyens. J’étais rassurée. »
On entre donc à la Corvée. Sur la gauche, des machines à laver et de séchage automatiques. En face, des bancs en bois et des petites tables. Devant les grandes baies vitrées, des livres en libre-service. Au fond, un coin cuisine et un comptoir. Et au sous-sol, une salle d’exposition.
Le pari d’associer trois disciplines
Le lieu associe trois fonctions rarement réunies dans un même lieu : laver ses affaires, se restaurer et s’éveiller à l’art. C’est gratuit pour les personnes en grande difficulté sociale (qui sont souvent orientées par des associations partenaires ou des travailleurs sociaux) et à bas prix pour les autres populations (par exemple, 4 € une machine à laver et 8 € un plat).
La laverie a une place centrale dans le projet. « L’insertion passe aussi par la propreté, insiste Anne-Charlotte. Chaque mois, nous offrons environ 200 lavages. » La fondatrice reconnaît qu’il a fallu un peu de temps pour que les habitants identifient la Corvée. « Au début, poursuit-elle, les gens ne savaient pas que la laverie était ouverte à tout le monde, pas seulement aux gens en difficulté. Il n’existe pas d’autre laverie en libre-service dans le quartier. »
L’autre axe, la restauration (plats, sandwichs, gâteaux, etc.), est assuré par la seconde salariée, Jeanne Forissier. Cette jeune cuisinière a toujours voulu travailler dans un cadre associatif. « La dimension sociale, cette capacité à accueillir différents types de public me plaît beaucoup », précise-t-elle. Le parti pris a été de proposer exclusivement de la cuisine végétarienne. Là aussi, il a fallu convaincre. « C’est vrai que certains repartent quand ils apprennent qu’il n’y a pas de viande, reconnaît Jeanne. Mais nous avons également des clients qui ne connaissaient pas et sont séduits par la cuisine gourmande que je propose. » Des ateliers de cuisine sont aussi proposés.
Une galerie d’art
Les midis, du lundi au vendredi, déjeunent ensemble des gens en grande difficulté (qui ne paient pas), des habitants, des salariés travaillant de l’autre côté du boulevard et parfois des visiteurs culturels. Car le troisième pilier de la Corvée, c’est cette galerie d’art ouverte à la jeune création (une expo chaque mois). Pas évident de faire ce pari dans un quartier populaire. « Nous demandons aux artistes qui exposent d’être présents à la Corvée pour faciliter l’accès à l’art, avec des ateliers, des visites », explique Anne-Charlotte. Un des défis du lieu est d’amener les utilisateurs de la laverie à descendre voir l’expo, ce que beaucoup n’ont jamais fait. « C’est plus simple d’ouvrir la porte d’une laverie que celle d’une galerie », poursuit la fondatrice.
En fin de journée, l’activité d’aide aux devoirs
Les débuts de la Corvée sont prometteurs. Anne-Charlotte a même ajouté, en fin de journée, une activité d’aide aux devoirs pour les plus jeunes. Reste à amplifier l’élan pour atteindre les objectifs humains et financiers. Les subventions, essentiellement de la Ville de Paris (le projet a bénéficié du budget participatif en 2019), ne représentent que 40 % d’un budget total de 120 000 euros. Pour le reste, la structure compte sur sa capacité d’autofinancement : restauration, lavage et même conditionnement et vente de lessive, une activité pour laquelle la Corvée embauche quelques heures une personne en pré-chantier d’insertion. •
Photo : Jean-Claude N’Diaye