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novembre 2013 / Les gens

La Goutte d’Or : une histoire d’amour [Article complet]

par Edith Canestrier

Bruno Lemesle, est photographe et cinéaste. Portrait d’un amoureux de poésie, de musique et de voyage et... d’un petit coin du18e.

D’abord on ne voit que ça, l’anneau à l’oreille, et ce large bracelet de cuivre au poignet droit : Une gueule de pirate. La cinquantaine sportive (Boxe française et aviron). Et l’appareil photo à la ceinture au cas où… Bruno Lemesle est photographe et cinéaste.
Au téléphone, ça démarre sec, quand il annonce : « Je sais exactement ce que je veux dire de mon travail. »
Tout dire même, quand il débarque, deux volumes de poèmes de Blaise Cendrars, sous le bras : référence affichée pour l’écrivain bourlingueur. Suivi d’un moment initiatique à l’écoute du chanteur Bernard Lavilliers.
Le goût de l’aventure donc et des mots qu’on jette comme on castagne.
Pourtant , Bruno Lemesle ne fait pas partie de ces photographes baroudeurs qui prennent le monde pour une cour de récré.
Cela fait trente ans désormais qu’il explore un rayon d’à peine 1 km2 : La Goutte d’Or. Dont il dit : « C’est mon seul port d’attache ».

Fils de marin

Un terme de marine qui lui vient peut-être de l’enfance. Le père est marin embarqué sur des navires militaires. La famille Lemesle, écume les ports : Lorient où leur fils est né, Rochefort, Toulon : « Partout où je commençais à me fixer, c’était le départ, et quand tu es môme, ce sont des arrachements car tu perds tous tes copains d’enfance. »
Comme en écho, dans les 250 images qui composent « Salut Barbès ! », sa collection photographique, il est question d’arrachement. Celui qu’a engendré la rénovation de la Goutte d’Or à partir1988.
Sur les photos-documents, ce ne sont qu’immeubles et rues à terre, gravats, désolation. Et dans ses films, la violence des expulsions et le désarroi des habitants.
Le photographe archive dès les premiers bulldozers : « Bien sûr, l’habitat était insalubre, et on ne souhaite à personne de vivre dans ces conditions là. Mais, Je n’oublie pas que beaucoup de gens ont dû partir. La destruction du bâti, c’est très violent. Et si les habitants se sont tant battus, c’est pour rester, garder les racines qu’ils s’étaient constituées. »
Bruno Lemesle s’est installé avec sa compagne, à l’angle de la rue Stephenson et Myrha en 1982. Il a vingt-deux ans. Auparavant, muni d’un BTS d’électronicien, il a tâté de « l’usine » : « Une usine de haute technologie, mais une usine quand même où étaient testés les mirage 2000. »
Les cheveux sont longs, les convictions anti-militaristes : « Je me retrouvais dans un paradoxe professionnel insupportable. »
Les parents Lemesle avait jeté l’ancre en 1969 avec leurs quatre enfants à Conflans Sainte Honorine. Dix ans plus tard, Bruno y vit en couple. Mais, l’horizon s’obscurcit. « J’ai vu tous mes copains, l’entourage que j’avais réussi à reconstruire, se détruire avec l’arrivée de l’héroïne et le sida. Ça a été l’hécatombe. J’ai résisté à tout ça, je me suis isolé, et je me suis plongé dans la photo et le cinéma. »
Il est temps de rompre : l’électronicien claque la porte. Cap sur la goutte d’or : « Quand je suis arrivé, en passant devant l’actuel square Said Bouziri face à l’église Saint Bernard, j’étais fasciné, j’avais l’impression d’être en Afrique, au Maghreb, de faire le voyage à travers le monde que je n’avais pas fait. »

La caméra porte-voix

Le jeune homme est venu rejoindre un collectif d’artistes impulsé par un comédien de théâtre Pierre Attia : les ateliers « Tac-Tic », acronyme pour théatre, acrobatie, cinéma, travail individuel et collectif. Le projet est soixanthuitard en diable : « Utiliser la caméra comme porte voix. Aller à la rencontre d’autres cultures, les laisser s’exprimer par le biais du cinéma et du théâtre. Et tout ça dans le désert culturel qu’était alors la Goutte d’or. »
 Tac-Tic crée en 1984 le premier festival de la Goutte d’or. Un deuxième l’année suivante. Mais en 86, le troisième est interdit par la préfecture de police. Le collectif le déplace au Zénith et c’est le gouffre financier. Tac Tic s’auto dissout.
La même année, Bruno est devenu père, « le déclic » pour, et il fait le geste du bras, s’appliquer à marcher droit. S’ouvre alors une période d’escapades où il suit et filme des troupes de théatre et de cirques, et fait aussi le reporter télé.
Exit la Goutte d’or ? : « Non quand je reviens à Paris, c’est toujours à la Goutte d’or que je retourne ». Il y photographie les habitants : artisans, portraits d’anciens, enfants de toutes les couleurs. La Goutte d’or, cité idéale. Et peut-être même rêvée ? « C’est une mini planète. Tout est là. Plus de cinquante nationalités cohabitent et globalement ça ne se passe pas si mal que ça. »
Tout de même en 1996, il faut en partir : « La propriétaire vendait l’appartement. » Bruno déménage en famille au pied de la Butte. 
Pas question pourtant de lâcher « le quartier ». « En 2000, l’équipe de Daniel Vaillant m’a demandé d’animer un atelier photos avec les enfants de la maternelle de la rue Richomme. Un travail passionnant qui a duré six ans. »  

Un quartier rebelle

On est en 2006 et « C’est à partir de là que j’ai eu envie de synthétiser mon travail et de filmer. »
Le tournage de La Goutte d’Or - vivre ensemble dure trois ans, « autofinancé », précise son réalisateur. Le montage est assuré par France télévision en 2010 et le documentaire diffusé sur France ô.
Depuis 1987, date de son entrée comme reporter à Antenne 2, est venu le temps du voyage, de l’aventure, chers à ses modèles : Vietnam, Terre Neuve, Cambodge, Amazonie, Guyane.
Et c’est comme un émerveillement qui parcourt tout un cycle de photos de voyages professionnels ou pas : ciels irradiés en pagaille, routes, chemins et sentiers qui invitent à prendre le large, vagues furibondes s’abattant sur les rivages. On est loin de la ville, loin de tout et on est même passé à la couleur.
Bruno Lemesle cite alors et avec gourmandise un vers de Blaise Cendrars : « Quand on aime, il faut partir. » On croit tenir la clé. On se trompe : « Je n’ai pas fini de voyager et je n’ai pas fini non plus de revenir à la Goutte d’or. C’est un quartier rebelle qui m’a séduit, un quartier « pirate ». Et ça, ça correspond bien à mon tempérament. » Nous y voilà !

Dans le même numéro (novembre 2013)