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juillet-août 2013 / Histoire

Jane Avril, vedette du Moulin rouge [Article complet]

par Marie Pierre Larrivé

Folle de danse, sa fine silhouette immortalisée par Toulouse Lautrec, Jane Avril illumina la scène à la fin du XIX- siècle aux débuts du French cancan.

« La danse, c’est ma vie », ainsi Jane Avril résume-t-elle, dans ses Mé­moires, toute une existence vouée à tourbillonner. Vedette du Moulin rouge, dans les années 1890, elle a figuré parmi les danseuses du célèbre French cancan, lancé en 1886 par Joseph Oller, propriétaire du cabaret aux ailes tournant au vent de la place Blanche, et de son directeur, Charles Zidler qui la « découvrit ».
Toutefois, Jane, parfois surnommée Mélinite (un explosif) de par sa frénésie éperdue de danser et danser, encore et toujours, ne fut jamais affublée de sobriquets aussi vulgaires qu’assumés de ses consoeurs comme la Goulue, Nini pattes en l’air, la Sauterelle, la Môme fromage ou Grille d’égout (qui avait simplement les incisives écartées, comme Sylvie Vartan et Vanessa Paradis, ce qu’on appelle, aujourd’hui, les dents du bonheur).

De plus, Jane Avril ne fit pas partie du quadrille, du moins au début. Elle dansait seule, levant haut la jambe comme les autres mais avec une certaine distinction, sans vulgarité aucune, comme dans un rêve éveillé. Enfin, ses dessous (« le paquet de linge ») n’étaient pas du blanc immaculé traditionnel mais de couleurs assorties à ses robes, souvent dans toutes les teintes de rouge, du plus pâle à l’écarlate. En souvenir de Jane Avril, la meneuse de revue du Moulin rouge actuel porte toujours une tenue rouge.

La danseuse fut aussi l’amie de nombreux artistes fréquentant Montmartre, dont Alfred Jarry, Auguste Renoir, Maurice Barrès, Willy, Paul Fort, Villiers de l’Isle Adam, Henry Bordeaux,, Théodore de Banville, Stéphane Mallarmé, Catulle Mendès, Oscar Wilde qui se montrait avec le poète anglais, Alphonse Allais qui voulut l’épouser... et Henri de Toulouse Lautrec dont les pinceaux l’immortalisèrent. Le peintre, porté sur l’exagération des défauts physiques de ses modèles, ne caricatura jamais Jane Avril. Au contraire, il magnifia sa peau laiteuse de rousse, ses yeux verts légèrement bridés, sa silhouette si svelte, son air un peu mélancolique. Elle venait poser dans son atelier, rue Tourlaque, à l’angle de la rue Caulaincourt, mais ils sortaient aussi ensemble, couple mal assorti, lui le nabot aux courtes jambes torses et elle aux attaches si fines, d’une élégante sobriété en tenue de ville.

Internée puis « protégée »

Jane Avril (un poète anglais, Robert Sherard, lui donna son « nom de guerre ») était née, Jeanne Louise Beaudon, le 9 juin 1868 à Belleville, portant le nom de sa mère, la « belle Élise », modiste de son état officiel mais sacrifiant aussi à la galanterie. Son père, un Italien venu faire la vie à Paris, Luigi Fontana, se disant marquis sans que cela soit bien certain, ne l’avait pas reconnue et ne fréquenta sa fille qu’un court temps, quand elle était adolescente.

À deux ans, la petite Jeanne fut confiée à sa grand-mère vivant à Étampes, heureuse, choyée, élève douée, apprenant avec facilité à l’école des sœurs. Mais, la bonne dame mourut et, à 9 ans, Jeanne fut reprise par sa mère, vieillie, ivrogne, qui la battait et la maltraitait. Elle peut toutefois poursuivre ses études, au cours Désir, joliment nommé mais pour la simple raison que les sœurs Désir, Irène et Berthe y accueillaient des jeunes filles de bonne famille (le père marquis !). À 13 ans, elle était encore toute frêle (elle resta toujours mince), mal nourrie, et souffrant de crises nerveuses, probablement dues aux coups assénés par sa mère.

Elle avait 14 ans quand on l’interna à la Salpêtrière, dans le service du docteur Charcot, un célèbre aliéniste, parmi les « épileptiques simples et hystériques » mais non démentes. Seule enfant au milieu de femmes adultes, Jeanne en est la mascotte. Elle s’y sent bien, qualifie même le lieu d’ « Éden » et écrira plus tard « j’en ai gardé un souvenir mélancolique et doux ». Elle fréquente les « hystériques », souvent des simulatrices, inventant des contorsions extravagantes devant un public ébaubi. En échange du gîte et du couvert et autres avantages. Jeanne, mise dans le secret, s’étonnait que les médecins soient dupes à ce point, mais l’étaient-ils vraiment ?

À 16 ans, guérie lui dit-on, elle retourne chez sa mère qui se reprit à la battre et voulut la prostituer. C’en est trop, elle fugue et ne reviendra pas. La jeune fille qui avait découvert son amour de la danse lors d’un carnaval de mi-carême à la Salpêtrière, fut recueillie, en tout bien tout honneur, par des prostituées qui fréquentaient, lors de leur temps libre, le bal Bullier et le lui firent connaître. Jeanne ne pouvait résister à la musique, tournant et valsant toute seule, souvent sous les applaudissements. Elle avait trouvé sa voie, sa raison de vivre.
Elle allait aussi parfois à l’Élysée-Montmartre, boulevard de Rochechouart, où l’on dansait le « quadrille naturaliste », une danse en couple, héritée du vieux cancan et du vieux chahut populaires, devenue spectacle où à chaque pas, la femme levait la jambe à une hauteur improbable tout en renversant buste et tête pour terminer par un grand écart, toute la recette déjà du French cancan
Parallèlement, Jeanne, bientôt Jane, passait de lit en lit, de « protecteur » en « protecteur », entretenue parce qu’il le fallait bien mais amoureuse aussi, se donnant avec inconscience, insouciance comme une enfant. Elle vit quelques années avec un écrivain d’origine polonaise, Teodor de Wyzewa, le premier à avoir voulu l’épouser.

Alphonse Allais, amoureux fou

Elle a 21 ans, elle est écuyère à l’Hip­podrome de la place Clichy (le futur Gaumont palace, le futur Castorama) et Charles Zidler la débauche pour la faire entrer au Moulin rouge. Gracieuse sylphide, elle y danse, offerte et pudique à la fois, comme pour son seul contentement, seule en scène comme, un peu plus tard la Loïe Fuller, l’Américaine qui faisait tourbillonner autour d’elle des voiles très transparents, inventant un nouveau type de spectacle entre danse classique et modern style. Toutefois, cédant aux pressions de Zidler, elle finit par intégrer le quadrille mais elle n’y trouvait pas son « plaisir accoutumé ».
Jane Avril passa pourtant de longues années au Moulin rouge jusqu’au dernier bal de l’établissement qui allait devenir théâtre-concert, en décembre 1902. Mais, elle lui fit quelques infidélités : Les Décadents, Le Divan japonais (maintenant Divan du monde), l‘Eldorado (où elle côtoya Dranem, Mayol et la toute jeune Mistinguett), le Tabarin, Le Jardin de Paris, Les Folies Bergère... En 1896, elle fit même une incursion à Londres, dansant au Palace Theater avec la troupe française d’une certaine madame Églantine. Succès mitigé, Jane ne renouvelle pas le contrat, rentre à Paris où elle est accueillie au Moulin rouge par l’orchestre qui lui joue Plaisir d’avril.
En 1892, âgée de 24 ans, elle entame une idylle tumultueuse avec Alphonse Allais, l’humoriste qui voulait construire les villes à la campagne pour profiter du bon air et aussi, pour raison d’équité, surélever tout Paris au niveau de la butte Montmartre ou alors raser la dite butte. Jane tombe sous le charme de ce grand blond de 14 ans son aîné. Lui aussi est amoureux, amoureux fou, parsemant, dans ses écrits, des allusions à « celle-là seule que j’aime et qui le sait bien ». Leur liaison dure deux ans, il la demande en mariage, elle refuse, il se fait de plus en plus pressant. Un soir même, il la poursuit, brandissant un révolver, et clamant que s’ils ne peuvent vivre qu’au moins, ils meurent ensemble. Riant et pleurant, Jane s’enfuit. Ils se reverront, prétendant avoir oublié la scène mais c’est la fin. Quelques années plus tard Allais se marie mais n’oublie pas sa Jane.
Est-ce avant ou après la rupture qu’il lui dédie cette Ode à l’humanité où il use plaisamment du subjonctif mais laisse percer son amertume : « Ah ! Fallait-il que je vous visse/ Fallait-il que vous me plussiez/ Qu’ingénument je vous le disse/ Que fièrement vous vous tussiez/ Fallait-il que je vous aimasse/Que vous me désespérassiez/ Et que je vous idolâtrasse/ Pour que vous m’assassinassiez », ode que Romain Gary a placé en exergue d’un de ses romans, Lady L.

Fils fugueur

En 1896, Jane se met à tousser. Est-ce la phtisie, le fléau de l’époque ? Admise dans un sanatorium à Villepinte, elle s’y sent enfermée, emprisonnée et s’enfuit. « Si je dois mourir, que ce soit en dansant », pense-t-elle et le soir même, elle danse éperdument au Moulin rouge. Inconscience ? Non, Jane mourra bien plus tard, à 76 ans.
Cette même année, elle tombe enceinte, Jean Pierre Adolphe naîtra le 17 juillet 1897, père inconnu, une tradition chez les Beaudon. L’enfant, mal aimé, sera mis en nourrice puis en pension. Ce n’est qu’à 14 ans qu’il fut « reconnu » par celui que sa mère épousa, Maurice Biais, dessinateur et affichiste. Mais à 15 ans seulement, le garçon fuguait et quittait définitivement la maison, Jane ne le reverra jamais.
À l’approche du nouveau siècle, la danseuse se tourne de plus en plus vers le théâtre, montant pour la première fois sur la scène d’un vrai théâtre, l’Oeuvre, dans le Peer Gynt d’Ibsen et Grieg où elle personnifia Anitra, la troublante fille du bédouin. En 1902, elle joua aux Bouffes-Parisiens dans Claudine à Paris de Willy et Colette, aux côtés de Polaire, la belle amie de la romancière qui tenait le rôle titre. Elle récidiva dans l’opérette Claudine (toujours aux côtés de Polaire) qui se jouait, en 1910, au Moulin rouge et ce fut la dernière fois qu’elle fréquenta ses planches.

« Mémorialiste » et grand-mère

1911 : Jane avait dépassé la quarantaine. Elle sut lever la jambe à la verticale, le pied au niveau de l’oreille jusque dans sa soixantième décennie mais sa carrière était finie. Mariée, retirée en famille, dans un pavillon à Jouy-en-josas. Las, le fils s’enfuyait au loin, le mari était coureur, fugueur aussi, aussi paresseux qu’indélicat. Ses amis disparaissaient les uns après les autres : Toulouse-Lautrec en 1901, Alphonse Allais en 1905, Teodor, son premier amour, en 1917, et la Goulue, la provocante qui fut sa camarade de quadrille, dans la misère en 1927.
Entre temps, la guerre de 1914-1918 avait apporté son lot de privations. Maurice, mobilisé, revint mais gazé, malade et, toujours aussi impécunieux. Il lui volait ses tableaux, ses bijoux. Un jour, il disparut et Jane s’en trouva très bien. Il mourut en 1926 dans un sanatorium, près de Menton.
Années 30, années folles : Jane Avril écrit ses souvenirs. Mes Mémoires figurèrent, le 7 août 1933 à la une de Paris-Midi, une des éditions de Paris-Soir, journal phare à l’époque. Elles parurent tout au long du mois d’août. (Pierre Lazareff présidait alors aux destinées du quotidien, lui qui, vingt ans plus tard, dirigeait France-Soir, le journal au tirage fabuleux d’un million d’exemplaires par jour sur sept éditions successives.
Ce même mois d’août, le fils de Jane se mariait. Elle n’en sut rien et Marguerite, la jeune femme, ignorait l’existence même de sa belle-mère. Ce n’est qu’en 1935, abandonnée par son mari et mère d’un petit garçon, qu’elle apprit l’existence de Jane Avril, par un article de Paris-Midi annonçant l’organisation d’un bal Toulouse Lautrec au Moulin de la Galette et le retour de Jane Avril à cette occasion : « Seule survivante du célèbre quadrille du Moulin rouge, elle va de nouveau danser », était-il proclamé. Effectivement, vêtue d’une robe identique à celle qu’elle portait quarante-cinq ans plus tôt, elle y esquissait quelques pas. Marguerite écrit à Jane aux bons soins du journal qui fait suivre et les deux femmes entreprennent une correspondance régulière.

Danser encore dans l’autre monde

L’ex danseuse vivait alors en maison de retraite, rue de la Saïda, dans le 15e, dans un pavillon de deux étages avec un balcon ouvrant sur douze chambres identiques équipées de minuscules cuisines et d’une remise à charbon. Une certaine liberté, cette liberté qui lui fut toujours si chère, lui était ainsi permise. Précédemment, elle avait essayé une autre maison de retraite, fondée à Ris-Orangis par Dranem, le célèbre chanteur à l’humour volontiers scabreux (Le Trou de mon quai) pour les artistes lyriques, mais elle n’avait pas supporté la vie en communauté.
Jane vieillit. Elle est pauvre, doit rogner sur la nourriture pour acheter des médicaments. La solidarité d’anciens amis ou d’admirateurs comme Francis Carco, Van Dongen, Michel Simon...ne suffit pas. De plus, la montée du nazisme, les tensions internationales, les menaces de guerre l’inquiètent. À juste titre. La guerre est déclarée. La pénurie est générale et l’hiver 1942-1943 est bien rude. Elle n’y résistera pas. Elle meurt un dimanche matin, le 17 janvier 1943.
Elle repose au Père Lachaise. Peut-être, d’ailleurs, ne se repose-t-elle pas. À la fin de ses mémoires, elle avait écrit : « Si dans l’autre monde, existent des dancings, il n’est rien d’impossible à ce que j’y sois conviée pour interpréter la Danse macabre ».

Merci à François Caradec et à son livre Jane Avril (éditions Fayard)

Dans le même numéro (juillet-août 2013)

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